Dans une « Lettre Ouverte » Un enseignant-chercheur à Y. Chahed : « je ne vous fais pas confiance »

Dans une « Lettre Ouverte » Un enseignant-chercheur à Y. Chahed : «  je ne vous fais pas confiance »

Habib Ayeb, Géographe tunisien, Enseignant-Chercheur à l'Université Paris 8 en France, Activiste et réalisateur de films documentaire, notamment de Gabes Labess (sorti en 2014) publie sur son blog internet la « Lettre Ouverte »suivante à Youssef Chahed, nouveau chef de gouvernement désigné :*

« Cher collègue,

Monsieur le Premier Ministre,

Permettez- moi, d’abord, une petite explication concernant l’usage de la formule « Cher collègue ». Je vous rassure, je ne suis premier ministre de rien du tout et je ne risque pas de l’être. Je n’en ai ni l’ambition, ni la compétence et encore moins le « caractère ». Pour tout vous dire, je n’arrive même pas à m’imposer comme « premier » ministre au sein de ma petite famille, c’est pour vous dire l’ampleur de mon incompétence. Nous ne sommes donc pas collègues politiques et nous ne le serons jamais.

Le « Cher collègue », avec lequel je commence ma lettre renvoie à une partie de nos deux itinéraires universitaires. Comme vous, je suis enseignant chercheur universitaire, depuis bientôt plus de 24 ans. Comme vous, j’ai passé une thèse de doctorat en France. Si ma carrière est plus longue et mes diplômes et qualifications sont plus nombreux, c’est certainement à cause de l’âge, puisque j’ai largement dépassé le votre. Alors que vous seriez à peine à la moitié de votre carrière universitaire, si vous aviez fait le choix d’y rester, je suis à la toute dernière partie de la mienne et la retraite approche à grands pas.

Bon, mais tout ça n’est pas l’objet de ma lettre, sauf à préciser que l’interruption de votre carrière explique certainement la faiblesse quantitative –qui suis-je pour juger de la qualité ?- de vos travaux et publications. En effet, quand j’interroge dame google à propos de vos publications, je ne trouve que quelques rares publications, ce qui est assez surprenant pour un chercheur. Rassurez vous, vous n’êtes pas le seul universitaire qui ne publie pas trop. Mais ces derniers ne se proposent généralement pas pour assurer les fonctions qu’on vient de vous confier. Premier ministre d’un pays qui traverse un moment exceptionnellement historique qui le renforce et le fragilise, à la fois, ça se mérite (compétences). J’ose croire, cher collègue, que seul le mérite a guidé le choix de ceux qui vous ont choisi pour ce poste exposé et difficile. J’en profite pour vous en féliciter et vous dire « bonne chance ».

Peut être, pourrai-je me permettre une recommandation (mettez ça sur le compte de mon âge et mon attachement viscéral à ce pays qui est le notre et aux plus faibles d’entre nous) ou, plutôt, une « sollicitation » : Prenez soin de celles et ceux que vous vous apprêtez à « gouverner », qu’ils soient de vos proches, de vos adversaires ou même de vos ennemis et/ou amis (parfois, il s’agit des mêmes, mais ça vous ne l’ignorez pas). Si je peux me permettre un dernier point à propos de votre carrière professionnelle, certains, forcément « malintentionnés », vous reprochent d’avoir travaillé pour une institution étrangère pendant quelques années.

Personnellement, et j’en connais d’autres, toute ma carrière s’est faite dans des institutions étrangères (université Paris 8 à Saint Denis et des instituts de recherches français) et je serais donc très malhonnête de vous jeter la pierre. Je vais même vous avouer, ce qui n’est pas un secret pour celles et ceux qui me connaissent, avoir travaillé pendant plusieurs années, en tant que chercheur, à l’Université Américaine du Caire. Cela dit, ce qui m’a le plus alerté c’est votre passage, assez long, au sein de l’USAID. Vous n’ignorez évidemment pas les rôles réels de cet organisme gouvernemental américain, -où vous avez été recruté comme spécialiste des questions agricoles et alimentaires-.

Vous n’ignorez pas, non plus, sa participation dans l’organisation de nombreux Coups d’Etat, un peu partout dans le monde et notamment en Amérique Latine. Rappelez vous Salvador Allende. Rappelez-vous Cuba. Rappelez-vous Abdul Karim Qasim en Irak… Je ne peux pas imaginer qu’un Premier ministre de mon pays ignore ces moments fondamentaux de l’histoire moderne et l’implication directe de l’USAID dans ces évènements. Je serais trop injurieux à votre égard, si je pouvais le penser un seul instant. Je ne vais donc pas m’étendre. Par ailleurs, le chercheur que vous êtes ne peut pas ignorer le rôle ignoble et criminel qu’a joué et que continue à jouer l’USAID dans la diffusion et la mise en place des modèles de développement les plus libéraux et leurs lots d’exclusion sociale, économique et écologique. Que cela concerne le planning familial, l’agriculture, les ressources hydrauliques, l’environnement,… on trouve presque systématiquement la main de l’USAID et de ses nombreux experts, dont vous avez fait partie ces dernières années.

Qu’il s’agisse de la diffusion des produits chimiques, notamment dans l’agriculture (je ne rappellerai que le DDT), des semences hybrides, des OGM…, on retrouve encore l’USAID et ses experts. Vous connaissez forcément certains universitaires, bien connus, qui ont enseigné dans la même institution (AgroParisTech) où vous avez réalisé votre thèse de doctorat, intitulée « Mesure de l’impact de la libéralisation des marchés agricoles sur les échanges et le bien-être » -puis-je vous demander, ici, pourquoi votre thèse n’est pas accessible en ligne ?- et soutenue en 2003 : René Dumont, Marcel Mazoyer, Marc Dufumier,… Ils ont pratiquement tous abordé ces nombreuses questions liées aux modèles de développement agricole défendus par les institutions internationales, dont l’USAID. Mais vous ignorez peut être le livre référence –on ne peut pas avoir tout lu- de Timothy Mitchell : The rule of experts, Egypt, Techno-Politics, Modernity, ‪University of California Press, 2002 (dernière édition). Si c’est le cas, je vous en recommande vivement la lecture et même la diffusion dans vos services. En Tunisie, il existe de nombreux chercheurs et spécialistes de tendances politiques diverses qui travaillent sur les questions agricoles et alimentaires. Je ne vous ferai pas l’insulte de les nommer. Vous les connaissez autant que moi, voire plus encore. Toutefois, en faisant un petit tour d’horizon auprès de celles et ceux que je connais personnellement, il m’a semblé que personne ou presque parmi eux ne vous connaît réellement. Après un petit et rapide « sondage » parmi leurs publications et travaux, je dois reconnaître que je n’y ai trouvé aucune de vos publications, citée en références. Je n’ai aucune explication à cela. Mais je vous proposerais quand même de les consulter dès que possible. J’en connais qui vous seraient d’excellent conseil.

Par ailleurs, votre « courte » biographie qui circule sur le net, dit que vous êtes spécialiste des questions agricoles. Il se trouve que c’est un domaine que je prétends connaître aussi et qui fait l’axe central de mes recherches et publications depuis 1988 (première publication académique). Et c’est sur ces questions précises que je souhaiterai vous « interpeller », mais le plus courtoisement possible. Entre collègues, les discussions sont plus que recommandées et toujours enrichissantes. On dit de vous que vous êtes un « libéral ». Soit. Comme on dit souvent, « personne n’est parfait » ou « à chacun ses défauts ». Le mien est d’être plutôt de gauche et en tout cas, antilibéral. Mais vous conviendrez forcément avec moi qu’être « libéral » ou « marxiste », ne réduit en rien les compétences de quelqu’un ni la qualité de ses réflexions et travaux. Vous connaissez, bien sûr, l’éminent Prix Nobel, Amartya Sen, l’économiste libéral indien (en tout cas non marxiste) et l’ensemble de ses travaux. Qui peut, aujourd’hui, travailler sur les questions agricoles, alimentaires, écologiques, sociales et évidemment économiques et politiques, tout en ignorant l’apport considérable et fondateur de cet homme, aussi libéral soit-il ? Ce n’est, donc, pas là-dessus que je polémiquerai avec vous. Mes interrogations et questions sont davantage en lien avec vos nouvelles fonctions et responsabilités politiques. Parmi vos nombreuses nouvelles fonctions, vous aurez à définir les politiques agricoles à mettre en œuvre, même si vous aurez, bien sûr, à vos cotés un ministre en charge du secteur. Et c’est là que votre penchant libéral ajouté à votre expérience professionnelle au sein de l’USAID, me font craindre une accélération brutale des processus de libéralisation et de privatisation de l’ensemble du secteur, y compris de l’eau et du foncier agricole, et donc des processus d’appauvrissement et de marginalisation qui touchent déjà une très grande partie de nos territoires, des populations rurales et des paysans, qui comptent quand même pas moins de 500 milles personnes avec leurs familles. Ci-dessous, je vais attirer votre attention sur certaines questions clés qu’il vous faudra traiter en priorité absolue si vous souhaitez éviter de vous inscrire sur la liste des nombreux premiers ministres et hauts responsables médiocres qui ont gouverné ce pays. Je ne sais pas si vous êtes un grand amateur du couscous –je connais des tunisiens qui n’en mangent jamais- qui constitue l’alimentation principale de la population. Savez-vous que 75 % du blé dur qui sert à fabriquer la semoule et le pain sont importés de l’étranger ? Que pensez-vous faire à ce sujet ? Allez’vous continuer à aggraver cette dépendance alimentaire, quitte à réduire davantage encore votre propre « souveraineté » politique, en tant que chef du gouvernement et vous soumettre à ce que l’USAID et d’autres agences, institutions et ambassades étrangères ne manqueront pas de vous « demander » ? Quelle est votre marge de manœuvre réelle, face à leurs exigences ? Vos anciennes et actuelles « relations » ne risquent-elles pas de vous obliger à une certaine « fidélité » envers vos anciens employeurs et patrons ? Comment ne pas poser la question des « conflits d’intérêts » ? Avez-vous bien réfléchi à ces problèmes que vous savez particulièrement complexes, avant d’accepter cette charge ?

Notre agriculture est l’une des plus polluantes qu’on puisse imaginer, à cause de la forte utilisation des intrants chimiques et autres phytosanitaires et antibiotiques. La population de ce pays dont vous prenez la charge, consomme des produits tunisiens et étrangers qui aggravent dangereusement les nombreux problèmes de santé qu’elle connaît. Les sols agricoles se dégradent et s’appauvrissent à un rythme très inquiétant. Les ressources hydrauliques sont soumises aux mêmes pollutions et l’eau potable est entrain de devenir un véritable risque pour la santé humaine. Ce dernier point ne vous concerne certainement pas directement, puisque vous aurez le privilège de consommer exclusivement de l’eau minérale en bouteille. Qu’envisagez-vous pour limiter ce cancer de la pollution ? J’avoue que l’équation n’est pas aisée à résoudre : Comment faire pour réduire l’usage des produits chimiques dans l’agriculture -pour réduire la pollution-, augmenter la production -notamment de céréales-, réduire la dépendance alimentaire et nourrir toute la population, notamment les urbains qui ne produisent pas de l’alimentaire ? Un véritable défi et sérieux casse-tête, à la hauteur des responsabilités que vous avez librement acceptées d’assurer pour les années qui viennent. La pauvreté touche une très large partie de la paysannerie, que la terre ne suffit plus à nourrir. Si l’on compte les 500 milles paysans et leurs familles, on parle de pratiquement 2 millions de tunisiens et de tunisiennes, soit le cinquième de la population totale. C’est considérable. Les ignorer, les oublier, continuer à les marginaliser, c’est aggraver les problèmes de chômage, exacerber les difficultés sociales, dont la pauvreté et la marginalité,… et courir le risque d’une véritable explosion sociale et économique et donc politique dont personne ne peut envisager l’issue et les conséquences. Vous en serez vous même une victime politique, voire plus grave encore. Mais vous ne serez pas la seule victime. Quelques chiffres pour vous alerter du danger des inégalités criantes face à l’accès à la terre agricole : Les agriculteurs ayant moins de 10 ha étaient 63 % avec 16 % de la surface totale (ST) en 61-62, 73 % avec 21 % de la ST en 94-95, 75 % avec 25 % de la ST en 04-05 Les agriculteurs ayant plus de 50 ha étaient 4,2 % avec 40 % de la ST en 61-62 3 % avec 37 % de la ST en 94-95 3 % avec 36 % de la ST en 04-05 Dont les agriculteurs ayant plus de 100 ha étaient 1,5 % avec 29 % de la ST en 61-62 1 % avec 25 % de la ST en 94-95 1 % avec 22 % de la ST en 04-05

Dans quelle direction pensez-vous orienter les politiques foncières et plus généralement agricoles ? Plus de concentration, comme vous le conseilleraient les experts de l’USAID, quitte à aggraver la marginalisation des plus petits et des plus démunis ? Ou opteriez-vous pour une réforme agraire, que je pourrais vous conseiller (non, pas celle que Ahmed Ben Salah avait essayé de mettre en place, en ce temps), qui limite la propriété foncière pour réduire les inégalités et encourager les 500 milles familles qui nous nourrissent sans pouvoir sécuriser leur propre alimentation ? Qu’allez-vous faire des terres domaniales que les pouvoirs successifs distribuaient, sous divers contrats, à leurs amis et clients politiques ? Oseriez-vous les mettre à la disposition des paysans pauvres et aux paysans sans terres, pour réduire la pauvreté rurale et favoriser la production des produits alimentaires ? Les gouvernements qui vous ont précédé depuis la fuite du dictateur (au fait, juste par curiosité, étiez-vous sur l’avenue Bourguiba le 14 janvier 2011 ?) ont essayé à plusieurs reprises de privatiser les terres « collectives » appartenant, dans l’indivision, à des grandes tribus (3rouch). Allez-vous continuer la même politique, quitte à aggraver les antagonismes et les conflits sur les ressources ? Ou oseriez-vous reconnaître légalement le statut de « collectif » et « indivisible » à ces terres et leurs « propriétaires » ?

De même, les gouvernements successifs ont largement avancé sur la question de l’ouverture de la terre agricole aux investisseurs étrangers (voir la loi d’investissement, finalisée et proposée par le gouvernement Habib Essid à l’ARP pour adoption définitive). Une telle ouverture donnerait le signal de départ aux processus d’accaparement de la terre (land and water grabbing) par des grandes compagnies multinationales et donc de dépossession massive de la paysannerie. En expert spécialiste de la question agricole, et considérant votre expérience professionnelle auprès de l’USAID, vous n’êtes pas sans connaître les risques considérables d’une telle politique sur l’ensemble du secteur agricole, sur les agriculteurs tunisiens, qui se verraient très vite dépossédés de leur premier « capital » et source de revenus, et, enfin, sur la souveraineté alimentaire du pays. Allez-vous maintenir ce projet de loi et le faire adopter définitivement par l’ARP ? Allez-vous assumer le fait de vendre la terre de vos ancêtres à des investisseurs privés et publics étrangers ? Vos grands parents et les miens se sont battus, les armes à la main, contre la colonisation française qui a été en très grande partie une colonisation foncière. Allez-vous vendre leurs terres qui sentent toujours le sang donné en sacrifice ? Oui, bien sûr, je sais que je glisse vers un argumentaire naïf, ascientifique, non académique et pas très moderne et encore moins « objectif ». Je vous vois, déjà, hausser les épaules et lever les yeux vers le ciel, en vous demandant pourquoi vous devriez subir de tels discours. J’imagine même le début de votre réponse, forcément agacée, du style « mais enfin, ce type ne comprend rien à l’intérêt et au bienfait de la globalisation… et du marché global »…

Oui, je l’avoue. Mais, monsieur le premier ministre, il y a dans ce pays 12 millions de personnes qui attendent des actes et des choix courageux pour retrouver de l’espérance. Les justifications savantes sur la globalisation ne les intéressent pas outre mesure, et ils n’y croient pas un seul instant. Il faudra bien « descendre » d’un étage et donner des réponses simples et convaincantes à des questions simples dans l’apparence, mais très complexes en profondeur. Voilà cher collègue. Je pense avoir abordé les points qui m’ont semblé les plus pertinents et, en tout état de cause, les plus urgents, sans m’étendre sur des domaines que je ne connais pas suffisamment. J’imagine que vous êtes déjà trop occupé à préparer votre entrée en fonction et surtout à former votre gouvernement. Si j’en crois la presse (à ce propos, si vous pouviez faire quelque chose pour que les lecteurs et lectrices de notre pays puissent bénéficier d’une presse digne de ce nom, je vous en serais personnellement très reconnaissant), vous passez beaucoup de temps à recevoir et à consulter des politiciens (ne les écoutez pas trop, ils sont en majorité assez médiocres) et probablement des experts (faites attention aux gauchistes déguisés, mais aussi aux libéraux zélés), sans compter les chasseurs de postes et de primes. Je ne vais pas aborder l’ensemble des questions économiques et politiques que connaît le pays. Je n’en ai pas les compétences nécessaires.

C’est pour cette raison, que je me suis limité à ce que je crois connaître assez pour en parler, sans trop me ridiculiser. Si vous pensez avoir la patience de prolonger cet échange public, dont je prends l’initiative par cette lettre, j’en serais très heureux et ça vous donnerait, je le crois, l’opportunité de répondre à vos détracteurs. Je ne suis ni votre ami ni votre ennemi. Mais un simple citoyen qui a beaucoup rêvé, au lendemain du 14 janvier et même avant ce moment clé de notre histoire. Je suis et serai un adversaire et un opposant courtois mais radical à vos politiques. Je ne cherche rien et je n’attends rien à titre personnel. J’aimerais juste voir mon pays vivre en paix et prospérer dans la justice et l’égalité réelle. J’aimerais juste, voir les miens et l’ensemble des tunisiennes et des tunisiens vivre dans la dignité. J’aimerais juste pouvoir, le jour venu, partir en étant rassuré sur l’avenir de mes enfants et de tous les enfants de ce pays. J’aimerais juste être fier d’être tunisien.

Votre biographie et ce qu’on sait de vous, sur le plan professionnel et politique, ne me poussent pas à être optimiste. Pour être franc, je ne vous fais pas confiance. Je pense même que vous laisserez notre pays dans un état pire que dans lequel vous l’avez trouvé. C’est peut être notre « destin ».

Mais méfiez vous des ruisseaux tranquilles. Leurs crues sont souvent dévastatrices.

Bonnes chances… à mon pays. »

Le 5 août 2016

Habib Ayeb,

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