Du rendez-vous manqué avec si El Habib, à l’hommage rendu à si El Béji

Du rendez-vous manqué avec si El Habib, à l’hommage rendu à si El Béji

Samedi 27 juillet restera une journée gravée dans la mémoire des Tunisiens. Des milliers d’entre eux ont bravé la canicule pour accompagner leur président Béji Caid Essebsi à sa dernière demeure dans « un grand moment d’unité nationale », écrivait le Monde. « Brandissant des drapeaux et chantant l’hymne national, ils ont salué le cortège funèbre » tout au long du parcours entre le palais présidentiel de Carthage et le cimetière du Djellaz à Tunis. Des obsèques dignes d’un grand Homme d’Etat au parcours impressionnant. Elles constituent une première dans l'histoire de la république tunisienne : les funérailles de son maître Habib Bourguiba le 8 avril 2000 dans sa ville natale Monastir, ont été un rendez-vous complètement manqué, la foule et les médias avaient été empêchés de lui rendre hommage, 13 ans après sa destitution.  

Aujourd’hui, l’on se rappelle avec beaucoup d’amertume comment a été annoncée la mort du premier président de la république et de quelle manière les Tunisiens ont été privés d’exprimer leur attachement à celui qui est considéré comme le père de l’indépedance et le bâtisseur de l’Etat moderne. C’est par une dépêche laconique mise en ligne par l’agence TAP et lue à la radio nationale, en cette matinée du 6 avril 2000, que le porte-parole de la présidence de la République annonce la disparition du « Leader Habib Bourguiba » dans sa ville natale de Monastir. Aussitôt l’information est relayée à travers le monde entier. Les Tunisiens qui scrutaient la moindre petite information sur la santé du « Combattant suprême », affaibli par la maladie et l’isolement dans la résidence du gouverneur de Monastir, ont, pour la plupart, été choqués par ces images du vieil homme alité à l’hôpital militaire et très diminué physiquement, et à qui rendait visite son successeur Ben Ali accompagné de sa femme Leila Trabelsi. Le message était contre productif. Mais certainement voulu. Car, pour ceux qui ont connu Bourguiba dans sa grandeur, il était inadmissible de le montrer dans cet état de déliquescence totale. Quelques jours après, il rendit l’âme, officiellement à l’âge de 97 ans.

Un rendez-vous manqué

A l’annonce de sa mort, les Tunisiens commencèrent à se rappeler l’œuvre de celui qui fut le fondateur de la première République de l’histoire du pays, une histoire vieille de plus de 3.000 ans et riche en événements et en rebondissements. Le « Père de l’indépendance » a toujours joui et continue de jouir de la considération de son peuple et du respect du monde entier. Son œuvre malgré quelques turpitudes, est tout simplement colossale. Les spéculations allaient bon train quant à l’organisation de ses funérailles. Deux images sont, pour moi, restées indélébiles et vivaces dans les esprits. D’abord, celle de ces jeunes lycéens qui, pourtant, n’avaient pas connu Bourguiba et qui criaient leur colère dans les rues de la capitale contre cette humiliation faite au « père de la nation », en disaient long sur la mauvaise gestion d’un événement, celui de la mort du premier président de la République, à qui un hommage appuyé a été rendu par les grands du monde. Et puis, la longue file devant l’ancienne maison du RCD sise à l’avenue 9 avril, composée en majorité des femmes en pleurs, venus jeter un dernier regard sur leur libérateur. Comme si les larmes pour leur« libérateur » ne pouvaient être que « des critiques pour » son successeur.  La photo placée sur son cercueil à la maison du parti qu’il avait fait construire au début des années 1970, montrant le Grand disparu sous le visage d’un vieil homme affecté par la maladie, poursuivra à jamais ses auteurs. Tout comme le transport du corps dans les soutes d’un avion estampillé « 7 novembre ». Les Tunisiens ont très mal vécu ce « symbole cruel » et les Monastiriens ne pardonneront jamais le fait que « le cortège a emprunté un chemin vers le cimetière que la tradition de Monastir réservait aux «morts honteux», comme « les suicidés ».

Ses funérailles resteront à jamais gravées dans les mémoires comme un véritable affront et une insulte pour l’ensemble du peuple tunisien. Un rendez-vous totalement manqué qui prouve les hésitations et la peur du régime à cette époque.  Les Tunisiens, les regards rivés sur l’écran s’impatientaient en regardant défiler devant leurs yeux des documentaires sur les animaux et les insectes et ne désespéraient pas de la retransmission des funérailles. Peine perdue. La télévision nationale a « boycotté » les obsèques et s’est contentée de quelques minutes dans le JT de 20h00.  La télévision algérienne a fait mieux en consacrant plus de temps et plus d’images aux funérailles. Les chaines arabes et européennes ont, à leur tour, diffusé des témoignages et des documentaires sur le premier président de la Tunisie, durant les journées ayant suivi sa mort. La foule a été empêchée de l’accompagner dans sa dernière demeure, le Mausolée qu’il a fait construire pour abriter sa dépouille. Même ses anciens ministres et compagnons de route n’ont pas réussi à se faufiler parmi les officiels et les délégations étrangères de haut niveau composées de chefs d’état et de gouvernement dont notamment Feu Yasser Arafat, Abdelaziz Bouteflika et Jacques Chirac.  « Des funérailles escamotées, manipulées, qui ont semé la frustration dans la population, et suscité la colère et l'amertume de la famille de l'ancien président », écrivait le journal Libération. Dix-neuf ans après, on ne sait pas encore comment et pourquoi a-t-on fait cette offense au « Combattant suprême » et au peuple tunisien.

Dans ses mémoires, l’ancien gouverneur de Monastir, Habib Brahem, aujourd’hui disparu, qui a été chargé de veiller sur Bourguiba a réservé tout un chapitre à ce rendez-vous manqué. Il a révélé comment il est entré en contact avec Feu Abdelaziz Ben Dhia, le ministre d’Etat conseiller spécial de Ben Ali et Abdelwaheb Abdallah le communiquant de l’ancien président pour assurer la couverture en direct des funérailles. Après avoir été rassuré, il a dû déchanter face aux atermoiements des responsables du palais de Carthage. « Abdelwaheb Abdallah, m’a expliqué, a-t-il écrit, que des difficultés techniques de dernière minute, empêchent la réalisation de ce souhait », celui de la retransmission de funérailles (page 168). « Ces arguments, ajoute-t-il, sont vains » et dénués de sens.  « La décision a été prise et inutile d’insister », lui a-t-on rétorqué (page 169). Point barre. 

« Le bon grain de l’ivraie »

Aujourd’hui, le père de l’indépendance n’a été aussi présent dans les discours des politiques ni dans la mémoire des Tunisiens que ces derniers temps. Même ceux qui refusaient de lire la « Fatiha » à sa mémoire, l’encensent et l’affublent du qualificatif qu’il affectionnait le plus, « le Combattant suprême ». Son héritage est devenu la chose la mieux partagée par les Tunisiens qui le portent, plus que jamais, dans leur cœur. « Le bâtisseur de la Tunisie moderne et le libérateur de la femme » s’est transformé en un référent consensuel et ceux, parmi les militants de gauche et des droits de l’homme qu’il avait, pourtant, « punis », se considèrent comme ses héritiers naturels. Aujourd’hui, Habib Bourguiba est au cœur de l’actualité et de l’histoire. Même ceux et celles qui essaient de salir sa mémoire « d’une rétrospective sélective axée sur des aspects négatifs » de son œuvre, tentant de   rallumer la discorde et raviver les passions, en ont pris pour leur grade.
Son digne successeur Béji Caid Essebsi que nous pleurons aujourd’hui et qui fut l’un de ses fidèles disciples, écrivait, dans son livre « Habib Bourguiba, le bon grain de l’ivraie », publié en Août 2009 : « lorsque le temps fera son œuvre, que le bon grain sera débarrassé de l’ivraie et que l’histoire prendra le pas sur l’actualité, Habib Bourguiba sortira alors du purgatoire et la statue équestre reprendra sa place,  à Tunis, sur l’avenue Bourguiba, face à la statue d’Abderrahmane Ibn Khaldoun, le sociologue tunisien le plus illustre de tous les temps ». C’était prémonitoire. Et ce même Béji Caid Essebsi, président de la République, qui  a remis son maitre à penser sur son piédestal.

Un autre disciple du grand disparu, Chadli Klibi a écrit dans son livre « Habib Bourguiba, radioscopie d’un règne » qu’il « fut, peut-être le seul, dans ce qu’on appelle alors le Tiers Monde à comprendre que la cohésion du peuple était la condition première de sa défense et de l’invulnérabilité, comme il le disait, toujours de l’Etat ». De son côté, Jean Daniel, l’un de ses admirateurs, dans la préface de ce même livre disait, que pour Bourguiba, « l’identité d’un jeune Tunisien, ce n’est pas de ressembler à tous les jeunes Arabes, ni à tous les jeunes musulmans. C’est d’être Tunisien ».

Bourguiba qui répétait qu’être « réaliste, c'est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible », est déjà entré dans l'histoire comme le véritable fondateur de la Tunisie moderne.

B.O

 

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