La fuite des cerveaux est-elle un réel danger pour la Tunisie ?

Par Habiba Nasraoui Ben Mrad, Docteure en Sciences Economiques, enseignante universitaire
La fuite des cerveaux (et particulièrement des médecins) est devenue un véritable fléau en Tunisie. Et l'hémorragie ne cesse de se poursuivre vidant impitoyablement nos établissements sanitaires de leurs compétences. Mais quelles sont les véritables raisons de la fuite des cerveaux? Représente-t-elle un danger réel pour la Tunisie? Dans cet article qu'Espace Manager publie, Dr Habiba Nasraoui Ben Mrad donne, à travers une analyse fine et pertinente, son point de vue. Avec preuves et chiffres à l'appui.
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Avec 7 mille docteur(e)s au chômage, la fuite des cerveaux représente-t-elle un réel danger pour la Tunisie ?
Les raisons de la Fuite des Cerveaux et de la forte mobilité de la main d’œuvre qualifiée
Conséquence de la mondialisation, la fuite des cerveaux est le résultat
-de fortes inégalités entre les pays développés, pays du nord ; et les pays du sud aussi bien sur le plan technologique, scientifique, économique qu’au niveau, du niveau et de la qualité de vie
-dans une économie basée sur la connaissance l’information et la technologie, sources essentielles de productivité l’émergence spécifiques dans les pays développés, de nouvelles industries notamment dans le secteur des TIC, s’est traduite par la progression sur le marché international du travail de la demande des travailleurs hautement qualifiés.
-La structure démographique des pays développées, caractérisée par la diminution de la population et des travailleurs qualifiés, due au vieillissement de la population, augmente leurs besoins en personnel qualifié dans certains secteurs économiques, dont la santé. C’est ce qui explique l’émigration de plus en plus croissante de médecins et de personnel de la santé dont souffrent certains PED dont la Tunisie.
-Le recours de plus en plus visible de plusieurs pays développés à des politiques migratoires « qualitativement sélectives » comme , le programme « D-V Visa Lottery » aux États-Unis.
-La baisse du niveau de vie et du pouvoir d’achat qui touche surtout les salariés dans un certain nombre de PED, dont la Tunisie par effet du gel des salaires, la dévaluation de la monnaie ; l'inflation galopante, notamment ont incité les compétences à émigrer dans des pays où les salaires correspondent à leurs qualifications, .
-le taux de chômage élevé parmi les diplômés des pays du tiers monde, notamment Africains qui ont tendance à émigrer, aspirant à une qualité de vie meilleure et pour évoluer dans un environnement scientifique meilleur.
La fuite des cerveaux : un danger pour la Tunisie ?
L’analyse de l’impact de la fuite des cerveaux se fait dans le cadre d’un grand débat scientifique sur le capital humain, en termes de Brain-Gain et de Brain- Drain. L’analyse économique reconnaît l’existence d’effets positifs et d’effets négatifs, et l’idéal pour un pays est de savoir gérer ces effets de sorte que les compétences à l’étranger deviennent « une banque de cerveaux » et un véritable actif à explorer (à l’instar du Maroc)
Est-ce que la fuite des cerveaux est grave pour la Tunisie ?
Pour ma part je pense que dans l’Etat actuel des choses, NON, et ce pour plusieurs raisons :
-Les actuels choix politiques ne traduisent pas un modèle de développement économique et social bien défini et marquent l’absence, d’objectifs ou d’axes stratégiques de développement, d’orientations stratégiques en matière de progrès technologique et scientifique, et donc l’absence, d’une vision claire quant au devenir du pays. Ce qui rend plus intéressant pour une compétence d’exercer en dehors du pays.
Plusieurs arguments et chiffres sont à l’appui de notre position :
1) La trajectoire de croissance de la Tunisie, ne traduit ni une phase de relance, ou de reconstruction ni une phase boom économique
2) Les enseignants chercheurs Titulaires de thèses de doctorat en Tunisie, sont les deuxièmes moins payés dans la région MENA et dans le monde Arabe. Ils sont donc dévalorisés. Il est donc normal qu’ils veuillent quitter le pays pour améliorer leur niveau de vie et pour pouvoir financer leurs recherches.
3)Le Bac math représente 6%uniquement de nos candidats au baccalauréat. Donc, notre pays ne mise pas sur le progrès technologique. En plus les meilleurs de ces bacheliers sont destinés aux écoles d’ingénieurs Françaises
4) Des milliers de docteurs sont au chômage, depuis plus de dix ans. Alors que s’ils avaient été recrutés, ils auraient pu assurer la relève au niveau de l’encadrement face aux départs massifs de nos enseignants chercheurs.
5) Le choix d’une filière d’études prestigieuses (médecine, d'informatique, de télécommunication et les sciences de l'ingénieur.) dépend de la demande sur le marché de travail international et non des besoins sur le marché de travail national. Ce qui démontre que les jeunes diplômés tunisiens, qui aspirent à une vie décente, cherchent un environnement où les salaires correspondent à leur qualifications, leur permettant également de mettre en valeur leurs compétences.
6) Le taux de chômage très élevé , des diplômés de l’enseignement supérieur, ce taux de 24,3% en 2022, soit 15,% pour les hommes et 32% pour les femmes. Sachant que ce taux a atteint jusqu’à 42,1% pour les femmes, et 18,6% pour les hommes ; au deuxième trimestre 2020
Pour terminer, la fuite des cerveaux qui a touché l’Inde depuis les années 80, ne l’a pas empêchée d’être classée aujourd’hui 5-ème puissance économique mondiale. Ce n’est justement qu’en 2007, alors que l’Inde était en plein boom économique, que des voix se sont élevées pour proposer qu’une taxe à la sortie soit imposée, aux étudiants qui ont terminé leurs études et veulent quitter le pays.
La Diaspora Tunisienne dont les compétences: un secteur à part entière : Pour que soit institué un Ministère des TRE
D’après des statistiques de l’OTE, la diaspora tunisienne compte 2 millions 540 mille personnes dont 49% sont établis en France, et 78,8% en Europe
Les TRE dont les compétences ; représentent un secteur à part entière, et j’appelle le gouvernement Tunisien à instituer un Ministère des Tunisiens à l’étranger.
Evolution de la fuite des cerveaux en Tunisie :
Les cadres tunisiens établis à l'étranger sont répartis en six catégories selon l'ordre suivant : enseignants et chercheurs ; ingénieurs et architectes, médecins et pharmaciens, informaticiens, avocats, et autres. Selon l’OCDE la Tunisie était classée en 2020 au deuxième rang des pays arabes en matière de fuite des cerveaux, après la Syrie.
Le placement de travailleurs tunisiens à l’étranger a augmenté de 41% en 2022, soit 3 511 recrues , notamment dans la santé, secteur qui a accaparé le plus grand nombre d’entre eux avec 1.250 cadres médicaux et paramédicaux tunisiens. (ATCT)
Brain-Gain et Brain-Drain
I-Brain-Gain : Bénéfices de la fuite des cerveaux
Les pays du Sud souffrant de la fuite des cerveaux sont censés tirer trois types de bénéfices économiques :
-les transferts de fonds,
-le transfert de technologie
-le retour de travailleurs avec des compétences améliorées.
Les transferts de fonds :
Les envois de fonds sont directement déposés sur le compte bancaire ou le portefeuille du bénéficiaire. Ils sont bénéfiques à plusieurs titres :
-offrent aux ménages Tunisiens une sécurité financière en temps de crise, ou lorsque certains membres de la famille sont au chômage, et donc privés de revenus. 14%, des ménages Tunisiens dépend des envois de fonds, de leurs membres émigrés.
-améliorent le niveau de vie, et le pouvoir d’achat des ménages qui en bénéficient, réduisent la pauvreté, notamment dans les zones rurales qui abritent 75% des populations pauvres. Une grande partie de ces fonds est par ailleurs dépensée dans l'éducation, le logement, ou la santé, synonyme d’amélioration du bien-être social et économique.
-Constituent une source stable de devises étrangères, et ce contrairement aux IDE ou aux recettes touristiques. Ces dernières années, les transferts d’argent vers la Tunisie, ont connu une croissance régulière, pour constituer en 2022 prés de 2,6 fois les recettes touristiques.
-les transferts de fonds peuvent favoriser la production nationale et par voie de conséquence l’emploi, par effet de l’augmentation de la consommation et de l'investissement qui en résulte.
-Les transferts de fonds sont stables et anticycliques, puisqu’ils augmentent en période de crise,de déclin, de guerre ou autres. C'était par exemple le cas après 2011 ou pendant la pandémie de COVID-19. Un élan de solidarité à l’égard de leurs familles et de leur pays, a amené nos résidents à l’étranger à augmenter leurs envois de fonds ;
2-Transfert de connaissances et de technologie
Les études montrent que les émigrés adoptent généralement deux stratégies alternatives :
- L'«option retour» :Lorsque les immigrés travaillent à l’étranger, pendant un certain nombre d’années ; améliorent leurs acquis et compétences. En rentrant dans leurs pays d’origine investissent les ressources financières qu’ils ont collectés dans des projets généralement à haute valeur ajoutée.
- L'«option diaspora» : Lorsque les migrants qualifiés ne comptent pas retourner dans leurs pays d’origine mais se rendent utiles par deux moyens essentiels d’une part les envois de fond et d’autre part par « l’effet réseaux » et la circulation des cerveaux.
Les résultats d'une étude réalisée en 2014 sur la fuite des cerveaux en Tunisie plaident en faveur du Brain-gain de cerveaux, dans le transfert de la technologie du Nord (Europe) vers la Tunisie
-les transferts de connaissances ou de technologie sont la principale voie pour les PED, pour se développer. La technologie étant renfermée dans le capital humain, le partage des connaissances entre les travailleurs qualifiés et les travailleurs nationaux permet la diffusion de la technologie, et améliore le niveau de la productivité.
-Les réseaux constitués des migrants qualifiés facilitent le développement de relations commerciales et des IDE, entre les pays receveurs et les pays d’émigration.Ils peuvent, favoriser le transfert technologique, l'association d'entreprises et la création de joint-ventures ou la coopération, entre le pays d’accueil etleur pays d’origine.Exempledes personnes qualifiées migrantes qui ont créé certains pôles financiers dans les pays d'origine et les nouvelles « Silicon Valley » qui se sont développées dans des PED comme en Inde grâce aux expatriés de la « Silicon Valley » aux États-Unis.
3-Retour des travailleurs avec des compétences améliorées
La fuite des cerveaux peut effectivement avoir des effets positifs sur la qualité du capital, sur la gouvernance, et sur la croissance économique des PED dans le cas où les migrants qualifiés adoptent la stratégie « l’option retour » par :
En rendant plus rationnels et plus ciblés les systèmes éducatifs des pays émetteurs où certaines disciplines sont inutiles.Souvent les technologies développées dans les pays développés ne correspondent pas aux besoins des PED ; exemple, des ingénieurs de l’équipement électronique high-tech. Alors qu’un PED réalise les premières étapes de son développement en répliquant les technologies déjà existantes. Les expatriés de retour dans leur pays peuvent adapter les nouvelles technologies aux conditions de leurs pays.
Les migrants qualifiés peuvent de retour dans leurs pays d’origine améliorer la qualité de la gouvernance, propulser la culture et les pratiques démocratiques.
II- Brain Drain : Conséquences négatives de la fuite des cerveaux
Les coûts économiques et sociaux de la fuite des cerveaux sont divers et peuvent être regroupés comme suit :
-Les coûts économiques directs du départ des individus qualifiés sont générés par la perte de capital humain et donc la perte de toutes les externalités positives associées à la présence d’élites, tel stimuler la recherche et le développement, le progrès technique, et les innovations.Ce qui se traduit par une baisse de la productivité du travail dans les industries des pays émetteurs.
-La fuite des cerveaux peut aussi créer des pénuries dans les secteurs clefs et les corps de métier, piliers du développement économique d’un pays. Le Brain Drain peut causer un manque de médecins ou des professeurs dans un pays. Or la médecine, l’enseignement font partie des métiers qui ont un impact positif sur la productivité des travailleurs.
-Un autre coût économique est la diminution du revenu. La fuite des cerveaux est synonyme d’un manque à gagner en termes de revenus, et donc dépenses dans les pays d’origine. Ainsi qu’un manque à gagner en termes de recettes fiscales, de cotisations de personnes qui ont bénéficié de la gratuité de l’enseignement. Dans ce cas l’émigration de personnel qualifié est un non-retour sur l’investissement en éducation.
-La fuite des cerveaux, en dotant davantage les pays développés de compétences hautement qualifiées, se traduit par un accroissement des inégalités de développement ; et des écarts technologiques ; entre les pays du Sud et les pays du Nord.
Propositions
-Numérisation de l’administration, en vue de faciliter les procédures administratives, et encourager les compétences à investir en Tunisie.
-Institution d’un ministère des TRE.
-Réduction de la commission prélevée sur les transferts de fonds
-Réduction des coûts de transaction pour encourager les envois des fonds par des canaux formels.
-garantir qu’une main-d’œuvre additionnelle sera formée pour remplacer les compétences qui émigrent et que le coût de formation soitsupporté par les migrants.
Dr Habiba Nasraoui Ben Mrad
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