Le Kef s’appauvrit, sa population se rétrécit, dans un total oubli

Le Kef s’appauvrit, sa population se rétrécit, dans un total oubli

Les résultats du recensement général de la population et de l’habitat de l’année 2024 ont  démontré des disparités criardes entre les régions du pays. Si certains gouvernorats comme L’Ariana, Ben Arous, Sfax ou encore Sousse et Nabeul ont connu une augmentation significative de leur population, d’autres, et elles sont deux seulement, le Kef et Siliana, ont vu le nombre de leurs habitants se rétrécir comme peau de chagrin.

D’ailleurs, de toutes les régions du pays, le gouvernorat du Kef est le seul qui a vu sa population diminuer d’année en année.  De 272.000 en 1994, le nombre de ses habitants est tombé à 258.000 lors du recensement général de 2004 puis à 242.000 lors du recensement de mai 2014 pour chuter à 237.000 en 2024.

Dans un précédent reportage publié dans le journal la Presse du 29 septembre 2015 sous le titre « Le Kef, si près, si loin… » et une chronique sur ces mêmes colonnes intitulée « Le Kef longtemps oublié malgré d’énormes potentialités » en date du 17 avril 2017, j’avais parlé des causes qui ont handicapé le développement de la région et esquissé quelques mesures susceptibles de favoriser son essor. J’y reviens avec plus de détails et de conviction, tout en espérant que cela ne tombe pas dans les oreilles d’un sourd.

Le gouvernorat du Kef, comme d’ailleurs plusieurs autres régions du pays, n’ont pas bénéficié d’une attention particulière depuis l’indépendance du pays, bien que les disparités régionales aient, de tout temps, constitué un souci majeur pour les gouvernements successifs, sans pour autant arriver à mettre en place une véritable stratégie de développement.

Cécité politique

Les raisons, s’expliquent, d’abord, par des facteurs exogènes. Le Kef, tout comme Jendouba, d’ailleurs, a accédé à l’indépendance, sept ans après celle du pays. Soit le 5 juillet 1962, avec l’Algérie. C’est que durant la guerre de l’indépendance algérienne, toute la région a été la base arrière du commandement algérien et par conséquent, elle a été considérée comme une zone de guerre à hauts risques qui ne se prêtait pas aux investissements ni aux grands projets. Après 1962, la région a été inscrite au registre des « zones d’ombre » qu’elle n’a pas quitté depuis. La politique de la collectivisation des années soixante de l’ancien super ministre de Bourguiba, Ahmed Ben Salah, a fini par déstructurer le tissu social et paupériser la population qui vivait, essentiellement, de l’agriculture et qui, au lendemain de l’indépendance, était à 85% rurale. Un troisième facteur, toujours exogène. Après le 14 janvier 2014, la région a été déclarée «zone de terrorisme» ! Mais il n’y a pas que cela. Le facteur le plus déterminant est à caractère politique. Car « c’est bel et bien en termes politiques que se posent aujourd’hui les problèmes régionaux en Tunisie. Et c’est dans ces termes avant tout qu’ils doivent être appréhendés ». L’approche basée sur l’aspect économique et qualifiée par l’ancien ministre de Bourguiba et  ancien gouverneur de la Banque centrale, Chadli Ayari, enfant de la région, «d’approche misérabiliste qui s’inscrit dans une politique de sauvetage», n’a pas eu l’effet escompté sur le développement de la région, parce qu’elle , toujours escamoté «les aspects politico-institutionnels», comme l’écrivait Ezzeddine Moudoud dans «L’impossible régionalisation jacobine et le dilemme des disparités régionales en Tunisie». Pourtant, c’est la politique qui a, depuis les premières années de l’indépendance, tout guidé, traçant les grandes orientations dans tous les domaines et initiant les grandes réformes. Depuis l’indépendance du pays, Le Kef a vu se succéder 38 gouverneurs dont huit entre 2011 et 2024, à raison d’un gouverneur tous les 18 mois. Et quand on sait que le gouverneur est considéré comme un véritable pionnier du développement et que la plupart des gouverneurs nommés au Kef étaient soit des « stagiaires », soit en fin de carrière, on comprend l’accumulation des problèmes qui continuent à handicaper le développement. Autre point, non moins important. L’élément régional qui, faut-il le rappeler, a constitué un des critères les plus importants dans le choix des ministres. Mais ni Bourguiba, ni son successeur Ben Ali n’ont réussi à réaliser une représentativité équitable au niveau des gouvernements successifs, pas plus que les gouvernements qui se sont succédé depuis janvier 2011, favorisant des régions au détriment d’autres. « Et il est notoirement connu que les régions qui monopolisent le pouvoir exécutif sont les mieux nanties sur les plans politique, social et économique » (Mounir Charfi, « Les ministres de Bourguiba »). Le Kef a été fortement handicapé sur ce plan et il a fourni très peu de ministres depuis le premier gouvernement Habib Bourguiba en 1956. Et ce n’est pas en raison d’un manque de compétences mais, plutôt, par « cécité politique ».

Une infrastructure de base inhibitrice

Toutefois, le gouvernorat du Kef, à l’instar des trois autres gouvernorats du Nord-Ouest (Jendouba, Siliana et Béja), a bénéficié de trois programmes de développement : la sauvegarde du milieu écologique avec la lutte contre l’érosion et la protection des zones forestières, la mise en place de programmes de scolarisation et de santé publique et une timide modernisation de l’agriculture avec la transformation des anciennes fermes coloniales en coopératives de production. Côté industrie, la région n’a pratiquement bénéficié d’aucun effort, avec, seulement, la création, en 1980, de la cimenterie Oum El Klil à Tajerouine. Ce qui a, énormément, handicapé le développement industriel de la région et les quelques entreprises privées de petit format génératrices de peu d’emplois qui n’ont pas réussi à avoir « un effet d’entraînement et de croissance régionale » relevait, déjà en 1986, Habib Attia dans une étude intitulée « Problématique du développement Nord-Ouest tunisien ». L’infrastructure de base, notamment les réseaux routier et ferroviaire, par ailleurs inhibitrice et paralysante parce qu’elle ne s’est pas développée de manière soutenue, pour ne pas dire qu’elle n’a pas connu d’amélioration notable, a fait que les efforts d’investissement sont restés modestes eu égard aux énormes difficultés de transport, notamment, qui font que la région n’attire pas les gros investisseurs tunisiens ou étrangers. De même, les modestes investissements sociaux se sont avérés insuffisants pour améliorer la qualité de vie des habitants et réduire un chômage de plus en plus persistant et endémique avec, actuellement, des pics de près de près de 40% parmi les jeunes, un taux de pauvreté des plus élevés et une paupérisation du monde rural. Ce qui a, énormément, contribué à la paupérisation et au déracinement de la population.

Des atouts négligés

La scolarisation massive n’a pas suffi à réduire les inégalités avec les autres régions. Deux indicateurs suffisent à illustrer ces inégalités, un bachelier du Kef a moins de 1% de chance d’accéder à une filière médicale contre une moyenne nationale de 1,7%, et 6% de chance d’accéder à une filière d’ingénieur contre une moyenne nationale de 8 %. «Les régions défavorisées ne connaîtront pas de réel développement sans le développement de leur capital humain, et il ne servira pas à grand-chose de «greffer» des projets à coups d’investissements si ces régions ne disposent pas d’un capital humain capable de mener le développement» (Mohamed Hédi Zaïem : «Les inégalités régionales et sociales dans l’enseignement supérieur» — Institut arabe des chefs d’entreprise). Les compétences, même parmi les enfants de la région, rechignent, pour la plupart, à s’y installer, la privant d’un apport de développement certain. En plus d’un manque de solidarité et d’une quasi absence de vision prospective.

Et pourtant ! Le Kef comme toutes les autres régions du Nord-Ouest ne manque pas d’atouts, ni de potentialités, ni de ressources, non plus. Région à caractère agricole, elle est réputée pour ses gisements de phosphate, notamment dans la mine de Bougrine, également exploitée pour la production de plomb et de zinc. Ou encore les gisements de Sra Ouertane découverts au début des années 1980 et qui demeurent jusqu’à nos jours comme une énigme.

D'autres ressources potentielles sont identifiées, comme la minéralisation fluo-barytique de la mine de Hammam Zriba, la minéralisation mercurielle de la mine de Jebel El Arja, et des gisements de plomb-zinc à Fej Lahdoum. 

D’ailleurs, les quelques études réalisées sur la région ont montré qu’elle pourrait prétendre à un meilleur niveau de développement. L’équilibre régional, ce leitmotiv qui revient, sans cesse dans les différents gouvernements, nécessite une nouvelle vision du modèle de développement. Et c’est à l’Etat de montrer l’exemple en initiant un modèle de développement qui prenne en compte les atouts de la région et ses potentialités en ressources humaines et naturelles et leur valorisation optimale. Avec des secteurs comme l’agroalimentaire, les carrières, les mines, mais aussi le tourisme culturel qui pourrait valoriser les vestiges historiques de la région qui datent depuis des milliers d’années. Les compétences de la région, nombreuses mais pour la plupart « expatriées », pourraient effecteur un gros travail de sensibilisation auprès des gouvernants.

B.O

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