Pr Dhafer Malouche: "Un travail d’analyse statistique exige la disponibilité des données du ministère de la Santé" 

Pr Dhafer Malouche: "Un travail d’analyse statistique exige la disponibilité des données du ministère de la Santé" 

Dr. Dhafer Malouche (Professeur à l’Ecole Supérieure de la Statistique et de l’Analyse de l’Information, Université de Carthage) n’a pas cessé depuis le déclenchement de la crise du coronavirus de nous combler d'analyses statistiques approfondies de l’évolution de cette crise en Tunisie, et ailleurs, loin des fake news communiquées souvent sur Facebook. 

Nous avons eu le plaisir de l’interviewer afin d’avoir une idée minutieuse sur la crédibilité des chiffres du ministère de la santé publique, les prédictions statistiques, les compétences tunisiennes en matière de Science des statistiques et autres. 

Espace Manager: Est ce que les chiffres que nous délivre le ministère de la santé publique en Tunisie sont-ils crédibles ?

Pr Dhafer Malouche: Les chiffres fournis par le ministère de la Santé sont tout à fait crédibles. Cependant, il s’agit des cas/décès COVID-19 qui ont été découverts par les services du Ministère. Il ne s’agit pas du nombre exact vu qu’il y a d’autres cas non déclarés. Aucun pays dans le monde n’est capable de fournir les statistiques exactes. Donc il faut plutôt dire que ministère de la santé a reporté X Cas positifs et Y décès dus au COVID le jour j.

Récemment, une équipe de recherche américaine a montré que même aux États-Unis, où l’utilisation des données est abondante et ouverte au public, ils ne sont pas capables de déclarer tous les décès dus à la COVID-19. Ils estiment que jusqu’à 29 mai 2021, ils ont omis de découvrir presque 18 000 décès à cause du virus, ce qui correspond réellement à 24% seulement du nombre total des décès dus à la COVID-19.

Dans une telle situation que traverse le pays, comment les instituts de statistiques peuvent jouer un rôle primordial ?

Il est certain que le ministère de la santé publique travaille en collaboration avec les différentes institutions statistiques gouvernementales du pays sur une unique plateforme pour la collecte des données concernant la pandémie de la COVID-19. 

Généralement, les pays qui accordent de l’importance à la diffusion de l’information auprès des citoyens, ils mettent souvent une grande partie de ces bases de données à la disposition des publics car ces bases sont fortes utiles pour les chercheurs et les journalistes. Ces derniers pourront ainsi diffuser une information exhaustive sur la propagation de la pandémie. Quant aux chercheurs, ils peuvent aussi analyser ces données, pour donner des explications plus approfondies par exemple, sur les facteurs et les causes de la propagation du virus. Ce qui aidera l’Etat dans son travail. Les chercheurs peuvent également dresser des modèles mathématiques et statistiques permettant de prédire la situation pandémique, sociale et économique, dans les prochaines semaines.

Si on considère le cas des États Unis, on peut facilement télécharger quotidiennement des données sur la propagation de la pandémie au niveau des provinces et même au niveau des délégations. Le gouvernement américain met ses données dans un répertoire accessible à partir du site Github. Quiconque dans le monde peut avoir accès à ce site web sans avoir besoin de coordonnées d’accès auprès de l’administration américaine.

Il faut noter d’ailleurs que la valeur de ces données diminue avec le temps. L’analyse de ces données doit être immédiate et les résultats de ces analyses doivent être diffusée aussitôt possible. A la fin d’une pandémie, il est rare qu’on accorde de l’importance à ses données plus tard.

Est-ce qu'en Tunisie, la Sciences des Statistiques est évoluée pour nous permettre de prédire des réalités reliées à la pandémie ?

Évidement que la Science des statistiques est bien évoluée en Tunisie. On dispose déjà de l’École Supérieure de la Statistique et de l'Analyse de l'Information (ESSAI) qui forme des ingénieurs en statistiques qui sont souvent recrutés par les grandes boites multinationales. Il y a aussi un nombre très important de laboratoires de recherche dans le système universitaire tunisien qui peuvent exploiter ces données et fournir soit une information exacte ou mettre en place des stratégies pertinentes pour lutter contre l’évolution de cette pandémie. Tous ces laboratoires sont financés par le contribuable tunisien. Ils forment les futurs chercheurs de ce pays, capables de travailler sur des problématiques locales.
 
Qu'est-ce qu'ils nous empêchent réellement de se prolonger à long terme pour être stratège à l'instar des pays européens ?

Rien n’empêche d’avoir ce genre de projection et d’être stratège. Il y a un nombre très important de chercheurs tunisiens appartenant au système universitaire tunisien qui ont toutes les compétences pour donner des projections statistiques pertinentes sur la situation pandémique à long terme. Ce qui nous manque pour effectuer ce travail d’analyse statistique est la disponibilité des données collectées par le ministère de la santé publique en Tunisie.

Comment expliquer l'absence d'une base de données sur la Covid-19 proposée par l'Etat tunisien à l'instar des autres pays du monde ?

Il faut poser cette question au gouvernement tunisien. Comme je l’ai déjà expliqué, il y a aucune raison de ne pas avoir une telle base de données. Il est même dangereux pour l’Etat de ne pas mettre une telle base de données à la disposition du public. Comme elle a été créée par l’argent du contribuable, il est de leur devoir de la rendre publique. 

Comment en terme de chiffres la situation pandémique évolue en Tunisie?

Comme tout le monde le sait, la situation est plus que catastrophique. La moyenne sur les 7 derniers jours du nombre de décès reporté par le ministre de la santé publique a atteint les 160 décès par jour. En sept jours, ce nombre croit de presque de 30% et il croit de 60% chaque 14 jours.  Durant les 100 derniers jours, on a doublé le nombre de cas et décès COVID rapporté par le Ministère.

Rapporté à la population tunisienne, le cas des décès covid-19 dans les 7 ou 14 derniers classent la Tunisie dans le top 5 pays des plus sinistrés dans le monde. 

Récemment, l’IHME (Institute for Health Metrics and Evaluation de l’université de Washington à Seattle) donne des estimations sur le nombre de décès à cause de la pandémie. Ils estiment que ce nombre s’élève à plus de 54 000 décès jusqu’au 20 Juillet 2021.

Il est très probable que cette situation catastrophique va durer pendant les prochains mois. Vu que le rythme de la campagne de vaccination est très lent, il est très probable que le nombre de décès supplémentaires jusqu’à la fin du mois de décembre 2020, dépasserait les 10 000 décès. On aurait probablement atteint les 23 000 décès d’ici la fin de l’année 2021. Ceci placerait la COVID-19 comme étant la 1ère cause de mortalité en Tunisie, en faisant croitre le taux de mortalité au minium de 20%. Cette situation correspond à ce qu’observait en Tunisie, au début des années 80. 

Où sont nos statisticiens en Tunisie pendant cette période de crise ?

Personnellement, j’ai créé, en collaboration avec « Rosettahub.com », une plateforme COVID qui permet de donner la situation COVID en temps réel dans tous les pays du monde. Le site web  covidradar24.org présente les principales statistiques permettant de comprendre la situation pandémique dans chaque pays, région et continent dans le monde. Ce site web est public.

J’ai également publié plusieurs articles dans les journaux tunisiens, pour vulgariser l’information statistique concernant la COVID-19 auprès des citoyens et, sensibiliser le citoyen tunisien de la gravité de la situation pandémique en Tunisie.

Sinon, tous les ministères comptent parmi eux des équipes des ingénieurs statisticiens. Comme vous l’avez remarqué le ministère de la santé publique en Tunisie diffuse d’une façon régulière sur sa page Facebook quelques statistiques concernant la progression de la pandémie. Malheureusement, les communiqués du ministère sont assez dépourvus d’informations. Un vrai Dashboard interactif, comme on peut le voir dans de nombreux pays, aurait pu contribuer activement à fournir une information fiable qui aurait pu être utilisée par nos journalistes afin de sensibiliser nos citoyens de la dangerosité de cette pandémie.

Est-ce que nous sommes toujours dans le classique des statistiques avec les campagnes de sondage et d'audimat ?

Ce qui est publié tous les jours est une sorte de comptage, qu’on espère exhaustive, du nombre des cas, décès et hospitalisation. J’ai appris qu’ils ont utilisé la méthode des sondages pour mesurer le pourcentage d’immunité dans le pays, et ce en confirmant le nombre exact des personnes qui ont chopé le virus.  

Propos recueillis par Nouha Belaid
 

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