De la transition institutionnelle en Tunisie: Entre optimisme et risque de renversement !

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Tout simplement, l’Institution est l’ensemble de règles officielles et de conventions informelles régissant la dynamique d’un système économique et social. Il s’agit, comme le voit D. North de contraintes humainement conçues pour faciliter les interactions économiques, politiques et sociales permettant en dernière instance de minimiser les coûts de transaction.

La qualité des institutions est en ce sens déterminée par la qualité des règles qui régissent l’organisation humaine. Ces règles sont d’autant plus transparentes, évolutives et impartiales, que l’état de l’art du système est performant. Sinon, les risques d’assujettir, explicitement ou implicitement, l’organisation publique à la raison individuelle ou à celle d’un groupe d’individus, sont a priori envisagés. En effet, l’environnement institutionnel dans son élément officiel, qui semble plus important dans la transition actuelle, est déterminé par deux composantes à savoir (1) les règles portant droits fondamentaux (la Constitution) et (2) le système juridique déterminant le fonctionnement de l’Etat et le processus de prise de décisions démocratiques.

Au sein de cet environnement institutionnel, des individus et des organisations évoluent selon des arrangements institutionnels. C’est à l’Etat de garantir en dernière instance le respect des règles de jeu ainsi établies et adoptées. Dans ce contexte, plus la transition est rapide, et plus sont faibles les coûts supportés par les agents. En revanche, plus les institutions anciennes et nouvellement créées sont consolidées, et plus est longue la durée de la transition. Nous nous intéressons à apporter un éclairage supplémentaire sur les enjeux de la mise en place d’institutions post-14 en Tunisie ainsi que sur le rôle assigné à l’Etat dans la gestion de cet épineux arbitrage.

1.Quelques concepts utiles à l’analyse économique du rôle institutionnel de l’Etat

Pour les économistes, les Institutions économiques se présentent comme un gisement de croissance puisqu’elles sont appelées à préserver les droits de propriété et les droits contractuels. L’institution est non seulement une composante principale du climat des affaires, mais aussi un catalyseur de rendement des facteurs, de pérennité de l’entreprise, d’initiative individuelle et de répartition.

L’institution est par ailleurs envisagée comme palliatif aux défaillances du marché. C’est de ce point de vue que l’Etat, synthèse de la société et sa force concentrée, est appelé à respecter et faire respecter les institutions. Pour cela, il faudrait qu’il soit Fort et Engagé.

a-Un Etat Fort, en ce sens qu’il est d’abord légitime et a suffisamment de ressources et de capacités à créer, spécifier et identifier les institutions efficientes, les respecter et les faire respecter.

D’autres points de vue expriment le pouvoir de l’Etat par le faible coût d’opportunité liés à la création d’institutions efficientes, et des coûts élevés (subis par les citoyens) liés à la résistance à ces institutions. Pendant la longue période de l’ancien régime, le coût d’opportunité de la création d’institutions efficientes semblait être très élevé pour l’Etat, ce qui explique leur rareté et par là la quasi-inexistence de preuve de résistance de la part des tunisiens organisés (ou non) en institutions.

b-Un Etat engagé : En dehors de son mandat électoral, l’Etat est appelé à être Engagé dans les réformes, ainsi que dans la mise en place des mécanismes qui garantissent les droits de propriété et d’empêcher la naissance de mécanismes de corruption, i.e. responsable et réceptif.

Le fait que l’Etat fournit toutes les informations est si important à cause non seulement de la minimisation des coûts subis par les individus pour les obtenir, mais aussi du fait qu’il soit plus contrôlé par des institutions indépendantes qu’il crée. Et là, on parle aussi bien de transparence, de possibilité de redevabilité que de participation. A défaut, les informations deviennent très couteuses, leur demande diminue et le profil discrétionnaire de l’Etat s’établit. Dans ce cas les asymétries d’information occasionnent des privilèges et des avantages de mauvaise gouvernance affectant la qualité des institutions et par là celle de la transition. Dans ce cas l’engagement de l’Etat diminue ainsi que sa puissance.

c-Un Etat Réceptif,
c’est qu’il permet, par la loi, la naissance d’institutions politiques faisant le contrepoids ou le contre-pouvoir

La (in)-stabilité politique (souvent mesurée par le nombre de changements d’équipes dirigeantes par unité de temps), traduite entre autres par la puissance de l’Etat et de l’étendue de son engagement, devrait être conçue dans une forme institutionnelle démocratique et non despotique, sinon l’analyse de la transition dans les termes institutionnels perd son contenu.

Le nombre relativement élevé de changements d’équipes dirigeantes depuis le lendemain du 14 est un indicateur de fragilité institutionnelle occasionnée par la révolution même, où les règles de jeux se sont ébranlées en présence d’institutions officielles et informelles venant d’être créées. Seul le temps et l’engagement de toutes les structures institutionnelles dans le processus de démocratisation garants d’une stabilisation durable.

De ce point de vue, pendant la période pré-14, l’Etat n’était ni suffisamment engagé du fait du défaut de règles faisant respecter les droits de propriétés, ni réceptif du fait de défaut de règles émises permettant la création d’institutions faisant le contre-pouvoir.

La stabilité politique était artificiellement établie par le recours à la raison de l’Etat renforçant son propre dispositif sans aucune perspective participative, en s’accaparant le monopole de l’institution officielle.

Pendant l’actuelle transition, nombre de nouvelles institutions ont été créées et d’autres sont en cours de création (l’ANC, l’ISIE, la HAICA, le pole judiciaire, le Conseil d’Analyses Economiques ramenant les compétences nationales de tendances théoriques et idéologiques diverses, …).

Cependant, cette analyse n’est toujours pas suffisante car elle cristallise la transition institutionnelle dans le rôle d’une seule partie prenante à savoir l’institution officielle d’une part, viole les pré-requis d’une transition de qualité et omet les aboutissements des réformes de l’institution. Notons à cet égard que la transition devrait certainement être la plus courte que possible pour des couts minima et pour assoir une plateforme consolidée pour les anticipations des agents économiques (ce que certains appellent la visibilité de l’investisseur), mais le problème de sa qualité s’avère de taille.

2-Sur la qualité de la transition et le rôle de l’Elite

Le consensus établi parmi les économistes institutionnalistes est que la courte période de la transition est nécessaire mais insuffisante. Il s’agit aussi de la qualité de la transition. Qualité, dans le sens d’un processus tendant vers la protection des libertés politiques, civiles et économiques. Notons que la qualité de la transition approximée par la qualité des institutions est souvent  mesurée par,

(i)la Participation des citoyens et le rôle de la responsabilisation ;
(ii)la Stabilité politique et l’absence de violence ;
(iii)l’Efficacité des pouvoirs publics ;
(iv)le Poids de la réglementation ;
(v)l’Etat de droit ; et,
(vi)la Corruption.

Loin de prétendre que le climat des affaires s’est amélioré en Tunisie, la phase de risque de retour vers la récession économique de 2011 est déjà dépassée et que les tunisiens devraient travailler plus pour créer de la richesse et être plus solidaires en élargissant le potentiel disponible afin de ne pas avoir recours au financement extérieur. L’amélioration du climat des affaires devrait renforcer la participation et initier les conditions de la stabilité politique durable. De cette manière le passage vers un nouveau palier de développement institutionnel permettant d’en faire vraiment un gisement de croissance serait possible.

Dans ce contexte, le rôle de l’Elite(*)  consistant en la participation à une séquence émancipatrice, serait déterminé par (1) l’accumulation des ressources humaines sur la base d’une échelle suffisamment étendue permettant à la population de confirmer la valeur de l’auto-expression, (2) cette valeur alimente l’intégrité de l’Elite et son ouverture, (3) les caractéristiques de cette Elite convergent vers un seul facteur à savoir celui de sa qualité qui augmente l’efficacité des niveaux disponibles de la démocratie ‘’officielle’’.

La qualité de la transition serait donc assurée essentiellement par l’Elite qui aurait tendance à accepter un contrat social démocratique si une règle de répartition de la rente garantissant le revenu (anticipé) de leur propriété intellectuelle et/ou de leur dotation en capital physique et financier est adoptée. La transition est ainsi d’autant moins couteuse en termes de distribution que les possibilités offertes à l’Elite d’extraire une partie de la rente, selon la règle de répartition issue du contrat social démocratique, sont larges. Ce cas est d’autant possible à envisager que l’Elite prend le contrôle de l’Etat.

Par ailleurs, cette Elite serait appelée  non seulement à éclairer le décideur lors de ses réformes institutionnelles, mais aussi d’orienter les mouvances sociétales vers un meilleur partage de la rente sans affecter la performance des institutions. Des travaux académiques relativement récents rendent compte de la violence comme principal facteur freinant la transition, réduisant l’attractivité des IDE et empêchant que des arrangements institutionnels tels que les contrats sociaux aient lieu (**).  Là, un dilemme se pose entre la nécessité d’une transition rapide et une meilleure qualité de la transition soutenue par des arrangements institutionnels durables souvent marquée par une dominance politique.

En somme, au sens de cette approche institutionnelle, l’Etat avant le 14 n’était ni fort, ni suffisamment engagé, ni responsable, ni réceptif que semblent le prétendre quelques analyses. A côté de la création d’institutions nouvelles et du renforcement de celles déjà établies, le rôle de l’Elite est déterminant dans l’assurance d’une transition de meilleure qualité. Ajoutant que l’Elite intellectuelle est appelée à initier ce rôle car au sens de Sartre, elle est considérée impliquée dans les affaires politiques et sociales et située dans la vision de transformation de la réalité et non sa simple contemplation.

3-Rôle de l’Etat et efficience institutionnelle

Ce bref aperçu sur la problématique de l’institution dans la gestion de l’environnement économique et social fait référence à l’efficience de l’allocation des ressources pour un meilleur sentier de croissance économique. Ainsi, cette efficience sera le résultat de celle des institutions économiques et de ce qu’appellent les experts de l’OCDE la ‘’forme des institutions politiques’’. En effet, les institutions politiques définissent le processus de création d’institutions efficientes, c'est-à-dire occasionnant des coûts de transactions minima. Bien évidemment, ceci passe par des compétences administratives d’exécution et de conceptualisation.

La compétence ne pourrait pas être approchée en dehors des résultats et des circonstances. En tout état de cause, la compétence prétendue imputée à l’ex-équipe dirigeante pré-14 était loin de celle correspondant à des résultats et à des coûts de transaction minima. Outre les résultats portant essoufflement de la croissance, exclusion sociale et disparités régionales, les divers rapports d’évaluation issus des principales instances internationales sur la démocratie, la participation, la redevabilité, la corruption et les principales composantes de la gouvernance publique, traduction d’institutions efficientes, témoignent d’un déficit notoire en matière institutionnelle durant les années 2000.

Dès lors, l’assainissement institutionnel concerne aussi bien les règles de jeu, les individus que les articulations administratives déjà en place ; ce qui serait d’envergure généralisée car il concerne (1) l’administration publique, (2) le secteur bancaire et le système financier en général,  (3) le système de sureté, (4) le système éducatif dans sa dimension institutionnelle, (5) l’administration fiscale, (6) le système judiciaires et le statut de sa représentativité, (7) les instances régionales et locales, ….

Dans le sillage de la révolution, il faudrait que les réformes expriment les aspirations de la population en matière de modernisation des rouages institutionnels.

L’assainissement institutionnel est alors envisagé pour que les sources de croissance soient valorisées par une meilleure organisation des processus de production de la richesse et sa répartition à travers les acteurs de la société de la manière la moins inégalitaire que possible, par une meilleure administration publique pour le climat des affaires en allégeant les procédures, en émettant de nouvelles règles transparentes, en mettant à la disposition de tous les acteurs toutes les informations, par une meilleure allocation de l’argent publique pour les services sanitaires et de transport, par une gouvernance décentralisée,…

C’est de cette manière que la Tunisie s’est trouvée emprisonnée de sa propre démarche puisqu’elle a ciblé la refonte de tout le système institutionnelle pour refaire le départ du bon pied. Ceci fait que les défis s’accumulent et par là les difficultés. Mais nul ne justifie les propos prenant pour ‘’ trop longue’’ la phase de transition car celle-ci ne se limite point à des échéanciers électoraux envisagés comme réponse à des pressions politiques ou concession en faveur de compris du même genre. En effet, le type d’arrangements institutionnels dépend du degré de développement de l’économie.

4-Le risque de renversement

Toute transition est porteuse de risque de renversement pour au moins les raisons suivantes :
a-Quand le processus de la mise en place de nouvelles institutions se bredouille par rapport à des dates annoncées au début mais non respectées;

b-Quand le processus de décisions stratégiques manque de caractère participatif;

c-Quand l’arbitrage entre durée et qualité de la transition est raté;

Cependant, l’une des raisons que nous considérons fondamentale car classique mérite plus de développement, à savoir :

d-La transition prise dans le prolongement d’un changement initialement bienvenu par la majorité des acteurs est un sentier de synthèse entre progressistes et réactionnaires. Alors que les premiers s’inscrivent dans une logique réformiste en posant les jalons d’un nouveau système institutionnel, les seconds par crainte d’être exclus du partage de la rente font en sorte que ce processus de transition démocratique échoue.

Pour la Tunisie, la sociologie politique et l’histoire nous enseignent que les forces réactionnaires profitant souvent de l’espace de liberté offert par le changement, de l’éventuelle mésentente entre les partenaires sociaux quant au système de société et au type d’institutions envisagées, de la démission de l’Elite évoquée plus haut, de la fragilité institutionnelle prévue (provoqué par le désir du changement), du vide institutionnel bravé par la lenteur de la mise en œuvre des réformes et de l’absence d’acteurs progressistes de qualité, ont deux caractéristiques fondamentales :

(1) l’envie et l’aptitude de revenir aux positions initiales de rentiers après avoir été exclus : en fait, rien à perdre de se réorganiser en institution (association, partis politiques,..) pour restituer le pouvoir. Le lendemain du 14, les partis politiques issus de l’ancien régime étaient fort nombreux.

(2) ces forces réactionnaires, en mobilisant tous les moyens : humains, financiers et surtout médiatiques ont toujours l’espoir de ré-accéder au pouvoir même par des coups d’Etat déguisés. Une fois au pouvoir, de part leur caractère opportuniste et aliéné, dépourvus de tout projet de société et non-convaincus de la nécessité d’Etablir un Etat fort au sens développé plus haut, caractérisés par une diversité de références et ayant le primat de la gouvernance sur ses prérogatives, les poussent vers le privilège de la solution de sécurité. Le retour vers le renforcement du dispositif de l’Etat serait alors le corollaire d’une transition institutionnelle avortée.

Par Ali Chebbi,
Professeur des Universités Tunisiennes


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(*) Au sens des économistes, l’Elite est une petite partie de la population ayant le plus grand effet sur les domaines de l’Economique, du Social et du Politique. Son revenu, potentiel ou effectif par tête est le plus élevé mais sa part dans la rente sociale est moindre.
(**) Rodrick et Subramanian (2003), Rodrick(2004), Acemoglou et al. (2004), Myging (2007) : ces références  traitant de la dimension institutionnelle et ses relations avec la croissance économique ainsi que l’attractivité institutionnelle seraient disponibles au lecteur à sa demande.