L’histoire d’une rencontre avec Béji Caïd Essebsi : Le « Bourguiba qui n’a pas réussi »

 L’histoire d’une rencontre avec Béji Caïd Essebsi : Le « Bourguiba qui n’a pas réussi »

 

Il y a un an jour pour jour, le 25 juillet 2019 un grand homme nous a quittés. Le président de la République Béji Caïd Essebsi s’éteignait alors que son mandat devait s’achever quelques semaines plus tard. Le fin politique qui avait débuté sa carrière sous la monarchie et avait été dans les cercles du pouvoir lors de la proclamation de la République avait voulu faire un clin d’œil à l’histoire en tirant sa révérence le jour du 62ème anniversaire de la République. Son destin et l’histoire se confondaient. Comme son mentor Habib Bourguiba qui avait choisi de quitter le monde trois jours avant le 62ème anniversaire des événements du 9 avril 1938 commémoré comme la fête des Martyrs. Il y a des coïncidences troublantes.

Je n’ai pas connu personnellement de près Béji Caïd Essebsi. Journaliste à l’Agence TAP, il me fut donné de l’approcher. Je l’avais accompagné à Rome pour une visite officielle alors qu’il était ministre des Affaires étrangères dans les années 1980. Candidat à la présidence de la République, j’avais été associé à l’interview qu’il avait accordée au magazine Leaders avec lequel j’avais collaboré et ce fut au siège de Nidaa Tounes aux Berges du Lac.

Donc ce fut une surprise pour moi lorsqu’on m’avait appelé au mois d’octobre 2016 du Palais de Carthage pour me dire que le président voulait me rencontrer. On m’avait rapporté qu’il appréciait mes écrits soit mes posts sur Facebook soit mes chroniques diplomatiques hebdomadaires publiées par le quotidien arabophone Al Chourouk soit encore mes chroniques politiques sur le site Espace Manager. Pourtant je n’étais pas tendre avec lui déplorant par exemple ses absences de grands événements surtout les sommets africains alors que le discours officiel était à une attention soutenue pour des relations fortes avec les pays du continent africain.

Le premier qui me parla d’une éventuelle rencontre avec le chef de l’Etat fut son conseiller principal et porte-parole Moez Sinaoui avant qu’il ne soit nommé ambassadeur à Rome. Mon amie et consœur Aïda Klibi me le confirma. Rendez-vous m’avait été fixé pour le 7 octobre 2016 à 10h00.

Ce fut avec un immense plaisir que je m’y rendis après que j’y étais invité officiellement par le directeur général du Protocole, mon ami Si Mondher Mami dont je fis la connaissance à Paris dans les années 1980 lorsque j’y officiais comme chef de bureau de la TAP alors que lui était le numéro 2 de la Délégation de la Tunisie auprès de l’UNESCO que dirigeait, Si Ezzedine Guellouze. Nommé comme conseiller de presse à l’Ambassade de Tunisie à Paris en 1990 je l’avais retrouvé car il était le numéro 2 de l’Ambassade sous la houlette de Brahim Turki puis d’Abdelhamid Escheikh.

Le président me reçut avec son affabilité légendaire. Il me dit tout de suite qu’il lisait mes écrits et qu’il les appréciait surtout au regard de cette « presse débridée » dont il déplorait les excès, mais ajouta-t-il il vaut mieux les excès de la liberté de la presse, que pas de liberté du tout.

Comme il n’y avait pas d’ordre du jour de la rencontre et qu’aucune consigne ne m’était parvenue sur des sujets que je devais éviter, je lui avais parlé du seul sujet qui me tenait à cœur. Celui de la prouesse qu’on lui devait et qui lui avait permis d’accéder au Palais de Carthage et de disposer du premier groupe au Parlement. Pour moi, la fondation du Mouvement Nidaa Tounes est ce que l’histoire retiendra du retour sur la scène politique du nonagénaire qu’il était au moment où il aurait dû goûter à une retraite méritée après une longue carrière politique avec ses soubresauts et ses nombreuses volte-faces.

Je l’avais adjuré, alors que je n’étais pas encarté à son parti même si j’avais voté pour lui aux législatives et présidentielle de 2014 de préserver Nidaa Tounes dont la barque commençait à prendre de l’eau avec les départs de plusieurs de ses dirigeants, à l’image de Mohsen Marzouk et Ridha Belhadj. Je lui avais dit qu’il devait maintenir ce parti à flots et de ne pas le laisser à l’abandon du fait que la Constitution lui interdisait d’en être le président.

Je lui exposais ce qu’il connaissait déjà, puisque François Mitterrand, élu en 1981 président de la République en France avait maintenu un lien étroit avec le Parti socialiste, puisqu’il réunissait les « Eléphants du P.S » toutes les semaines à la veille du conseil des ministres et c’était au cours de cette rencontre que les plus grandes décisions étaient prises. Evidemment, Mitterrand n’était plus premier secrétaire du PS mais il en était le leader incontesté.

BCE m’avait écouté avec attention mais n’avait pas réagi comme je l’avais souhaité. Je lui avais dit aussi que « les élections se dérouleront demain (on était en 2016 ) et que le parti devait déjà penser à son candidat à la présidentielle. Là aussi, je n’avais rien su des intentions du président. A l’époque Youssef Chahed venait d’être nommé chef du gouvernement et personne ne pouvait imaginer les développements qui allaient survenir.

De toute façon mon propos n’est pas de tourner le couteau dans la plaie. Mais je considère que comme la fondation de Nidaa Tounes fut sa plus grande prouesse, le fait de l’avoir laissé dépérir et partir en mille morceaux fut une faute impardonnable dont on continuera pendant longtemps à en payer le prix.

BCE avait-il commis une erreur en mettant en place « l’entente cordiale » avec le Mouvement Ennahdha. Je ne le dirais pas de cette façon, mais j’estime qu’il n’avait pas tiré le profit politique que le pays méritait de ce « fameux tawafok » qui fut à mon sens indispensable pour apaiser les tensions, instaurer la paix civile et créer les conditions de l’alternance politique sans laquelle la démocratie n’a pas de sens.

Pour faire rentrer Ennahdha dans le gouvernement Nidaa, il n’avait rien exigé alors qu’il était en position de le faire comme par exemple mettre en place la Cour Constitutionnelle, envisager la loi sur l’égalité successorale ou encore le redressement de la justice transitionnelle et même un toilettage de la Constitution et l’amendement de la loi électorale. Ennahdha au lendemain des élections de 2014 était prête à toutes les concessions tant elle redoutait d’être exclue du pouvoir.

J’ai la plus grande affection pour Béji Caïd Essebsi, mais j’estime qu’il aurait pu mieux gérer le temps et les hommes (ainsi que les femmes d’ailleurs). Pour reprendre une formule célèbre que l’on dit à un grand homme d’état italien Amintore Fanfani qui avait dit de Bourguiba qu’il était un Jugurtha qui a réussi que Béji Caïd Essebsi fut malheureusement un Bourguiba qui n’a pas réussi.

En ce premier anniversaire de sa disparition, on entendra beaucoup de discours dithyrambiques, laudatifs et élogieux de ceux-là même qui l’ont trahi et se sont retournés contre lui. Il était parti le cœur gros et l’esprit pas du tout tranquille.

Pour ma part, je ne peux que saluer sa mémoire et lui rendre l’hommage qu’il mérite, car il avait fait ce qu’il avait pu dans des circonstances pas toujours faciles, mais ni ses proches, ni ses collaborateurs et encore moins la conjoncture ne l’avaient été d’un moindre secours.

Allah Yarhmou.

RBR

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