Reporters sans frontières: "La Tunisie doit abandonner les dispositions de sa nouvelle loi sur la sécurité"

Reporters sans frontières: "La Tunisie doit abandonner les dispositions de sa nouvelle loi sur la sécurité"


Les législateurs tunisiens doivent abandonner les dispositions problématiques d'une nouvelle loi sur la sécurité, ont indiqué aujourd’hui 13 organisations non gouvernementales dans une déclaration conjointe.

Les dispositions du projet de loi, qui sont incompatibles avec les standards internationaux des droits humains et avec la Constitution tunisienne, pourraient incriminer le comportement des journalistes, des lanceurs d’alerte, des défenseurs des droits humains et de tout individu qui critique la police, et permettent également aux forces de sécurité d'utiliser la force létale lorsque celle-ci n’est pas strictement nécessaire pour protéger des vies humaines.

Le gouvernement a envoyé le projet de loi au Parlement le 10 avril 2015, suite à l'attaque du musée du Bardo survenue à Tunis le 18 mars - au cours de laquelle des hommes armés ont tué 23 personnes - et suite à une série d'attaques meurtrières menées par des groupes armés contre les forces de sécurité. Depuis le soulèvement qui a renversé le Président Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011, ces attaques ont également tué plus de 75 membres de l'armée tunisienne et d'autres forces de sécurité, et blessé au moins 190 personnes. Le parlement n'a pas encore fixé de date pour débattre du projet de loi.

« Le parlement tunisien doit certes s’assurer que les forces de sécurité tunisiennes sont en mesure de protéger la population contre de potentielles attaques, mais sans pour autant porter atteinte aux droits humains », a déclaré Eric Goldstein, Directeur Adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Les dispositions de la loi sur le secret d'Etat, le dénigrement et l'utilisation de la force létale ne remplissent pas ces conditions. »

L’objectif affiché du projet de loi sur la « répression des attaques contre les forces armées » est de renforcer la protection des forces armées - notamment les militaires, les forces de sécurité intérieure, et les douanes - et de réprimer les attaques contre les institutions, les installations et les biens qui relèvent de leur autorité.

Si ce projet de loi est adopté, il permettrait aux tribunaux d'imposer de longues peines de prison aux personnes qui divulguent des « secrets de sûreté nationale » au sens large, sans aucune exception d'intérêt public, pouvant donner lieu à la poursuite des lanceurs d’alerte et des journalistes.

Le projet de loi incriminerait le  « dénigrement» de la police et d’autres forces de sécurité, compromettant ainsi la liberté d'expression. Cela permettrait également, quoique dans une moindre mesure comparé à la loi actuellement en vigueur, l'utilisation de la force létale par la police pour protéger les biens plutôt que de la restreindre, conformément aux normes internationales, comme dernier recours pour protéger la vie humaine.

Les articles 5 et 6 du projet de loi prévoient jusqu'à 10 ans de prison ainsi qu’une amende de 50000 dinars (US $ 25,522) aux individus qui divulguent ou publient un « secret lié à la sûreté nationale. »

Le projet de loi définit les secrets relatifs à la sûreté nationale comme « toutes informations, données et documents relatifs à la sûreté nationale [...] qui doivent être connus uniquement par les personnes habilitées à leur utilisation ou détention, ou circulation ou conservation. »

Cette disposition est incompatible avec les obligations de la Tunisie de protéger la liberté d'expression et de respecter le droit d'accès du public à l'information. Cette information peut être essentielle pour dénoncer les violations des droits humains et garantir l’obligation de rendre des comptes dans une démocratie.

Alors que les gouvernements ont le droit de restreindre la diffusion de certaines informations qui pourraient sérieusement mettre en péril la sûreté nationale, la définition très vague et l'absence de toute exception ou excuse d'intérêt public pourraient permettre aux autorités de poursuivre ceux qui dénoncent les actes répréhensibles du gouvernement.

L'article 12 du projet de loi prévoit une sanction pénale de deux ans de prison et une amende pouvant aller jusqu'à 10.000 dinars ($ US 5,109) pour toute personne reconnue coupable d'avoir intentionnellement dénigré les forces armées avec pour objectif de « nuire à l'ordre public. »

L’incrimination de dénigrement des institutions de l'Etat est incompatible avec une solide protection de la liberté d'expression en vertu du droit international ainsi qu’avec les droits garantis par la Constitution tunisienne de 2014. Par ailleurs, le concept vague de « dénigrement des forces armées » est incompatible avec le principe de légalité, pierre angulaire des normes internationales sur les droits humains, qui oblige les États à veiller à ce que les infractions criminelles soient clairement et précisément définies dans la loi.
 
Parce qu'il ne précise pas quels actes et/ou omissions constitueraient un dénigrement, l'article 12 risque de donner aux autorités une grande latitude pour procéder à des arrestations pour des motifs injustifiés tels que des querelles avec la police, la lenteur à appliquer leurs ordres, ou en représailles pour le dépôt d’une plainte contre la police, ont indiqué les organisations signataires. L'exigence des dispositions que le dénigrement soit motivé par l'objectif de « nuire à l'ordre public » est tellement large qu'elle limite à peine le pouvoir discrétionnaire de poursuite des autorités.

« Plutôt que d'abroger les infractions actuelles qui incriminent la diffamation contre les institutions de l'État et sont incompatibles avec les protections solides de la liberté d'expression contenues dans la nouvelle Constitution, les autorités tunisiennes proposent d'en ajouter une nouvelle » a déclaré le Président de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme Karim Lahidji.

Le projet de loi exonérerait les forces de sécurité de la responsabilité pénale en cas d’usage de la force létale pour repousser les attaques contre leurs foyers, biens et véhicules, lorsque la force utilisée s’avérerait nécessaire et proportionnelle au danger.
 
Cette disposition signifierait que les forces de sécurité seraient autorisées, par la loi, à répondre par la force létale à une attaque contre les biens qui ne menacerait pas leur propre vie ni la vie de quiconque et qui ne causerait pas de blessures graves.

« Le projet de loi doit être modifié pour faire en sorte que l'utilisation intentionnelle de la force létale ne puisse être autorisée que lorsqu’elle est nécessaire, proportionnelle et absolument inévitable pour protéger des vies humaines », a déclaré Saïd Benarbia, Directeur du Programme Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Commission Internationale de Juristes.

L'emploi de la force létale pour la seule protection des biens est incompatible avec le devoir de l'Etat de respecter et protéger le droit à la vie, et les Principes de base des Nations Unies sur l'utilisation de la force et des armes à feu par les responsables de l’application des lois.

« Les législateurs tunisiens doivent utiliser le projet de loi comme une opportunité pour harmoniser les lois sur l'utilisation par la police de la force meurtrière avec les normes internationales, et pour veiller à ce que la police reçoive une formation adéquate sur l'utilisation des moyens létaux et moins-létaux pour une application de la loi conforme aux normes internationales », a ajouté Michel Tubiana, Président du Réseau euro-méditerranéen des droits de l'homme.

Communiqué (Reporters sans Frontières)