Une brebis galeuse nommée Lotfi Zitoun

Une brebis galeuse nommée Lotfi Zitoun

Il est le seul à avoir pris ses frères à contre-pied. Le seul parmi ceux qui comptent dans la mouvance d’Ennahdha à avoir osé prendre ses distances de Sihem Ben Sedrineة présidente l’Instance Vérité et Dignité, quand les autres encensaient cette dernière et se tenaient à ses côtés quoi que leur en coûte et surtout parce que ça leur coûte.

Même les plus prudents, mais aussi les plus ouverts, n’ont pas été capables de franchir le pas quand ils ne se sont pas fourvoyés dans des justifications dont le juridisme prend le pas sur le politique qui doit ici être privilégié.

Ce que dit Lotfi Zitoun, puisque c’est de lui qu’il s’agit, de l’IVD et de sa présidente tombe pourtant sous le sens. Confondre la justice transitionnelle avec l’instance et Sihem Ben Sedrine c’est la mort assurée du processus. Il préconise la création d’un pôle judiciaire consacrée aux victimes des violations couvertes par cette justice en vue de se donner le temps de l’instruction et du jugement qui prendra plusieurs années. Même si son mandat est prorogé, ajoute-t-il, l’IVD va écrire un « rapport bâclé et incomplet » qui ne résistera pas devant la justice. Ainsi conclut-il on n’aurait pas rendu justice aux victimes de Ben Ali, contre lequel la révolution a été déclenchée.

Pour lui, engager l’IVD dans des questions politiques et des méandres historiques ne peut que rendre diffuse la souffrance des gens, car qui peut s’intéresser à la torture ou aux violations subies par celui-ci ou celui-là quand elle prétend que le pays n’était pas indépendant ou qu’il était pillé. Tout cela ne peut qu’accréditer l’idée que le pays était déjà mise en coupe réglée et que les islamistes (il utilise ici le sobriquet khwanjia en vogue chez les anti-islamistes) veulent le piller davantage alors que Nidaa Tounés, (le parti adverse défend l’argent de l’Etat). C’est cette image qui est en train d’être consacrée, prévient-il à juste titre.

Il n’en a pas fallu plus pour que l’aile très conservatrice du mouvement, celle qu’on appelle de la prédication par opposition à l’aile politique, jette l’opprobre sur Lotfi Zitoun. Il en est ainsi de Lotfi Amdouni, Imam de mosquée, membre de la commission de pèlerinage au ministère des affaires religieuses, et membre du conseil de la Choura et un des tenants de l’aile prédicatrice qui affirme que Zitoun s’est positionné dans une stature d’opposition aux structures du mouvement. D’ailleurs, ajoute-t-il, celui-ci a échoué de multiples fois à obtenir la confiance de ses « frères », il montre toujours de l’affection envers l’ancien régime dont il écoute la voix et se fait même son porte-parole, abattant ce qui se construit et ramant toujours en dehors de la harde.

Zitoun, affirme-t-il tient sa fausse audace du pouvoir sinon de la puissance du Cheikh-président (il parle ici de Rached Ghannouchi sans le nommer), et c’est un narcissique dont l’ego s’est surdimensionné de sorte qu’il est seul détenteur de la vérité. Amdouni va plus loin en estimant que Zitoun est un danger pour le projet du mouvement islamiste, dont il fustige la déviation intellectuelle et politique, puisqu’il offre aux criminels du despotisme ce dont il n’a pas la propriété, qu’il amnistie les tueurs et veut tourner la page des injustices, avant de clore en soulignant que « cet homme(c’est à dire Zitoun) est une catastrophe pour le mouvement ».

D’aucuns ont vu d’ailleurs dans ce post un appel au meurtre d’autant que le post ne vient pas d’un inconnu mais d’un haut responsable du mouvement qui en plus est membre de la section de Tunis de l’Union mondiale des Oulémas musulmans dont l’obédience à la confrérie des Frères musulmans n’est pas à démontrer.

Zitoun électron libre d’Ennahdha, il y a tout lieu de le croire. Qu’il tienne son autorité de sa proximité avec Rached Ghannouchi, cela personne ne peut le contester car la seule fonction qu’on lui connait c’est d’être le conseiller politique du mouvement. Beaucoup plus jeune que son mentor, puisqu’il n’a que 54 ans quand l’aîné en a 77, mais contraint à l’exil l’un et l’autre dans la capitale britannique, c’est là qu’ils ont passé 21 ans ensemble.

C’est sous la brume londonienne que la relation unique entre les deux hommes s’est construite. Personne comme lui n’a été aussi proche de Ghannouchi. Le disciple qu’il est peut, du reste, se reconvertir en maître puisqu’on chuchote que la mue du président du mouvement en apôtre du compromis et du consensus, Zitoun y a joué un rôle majeur.

Stratège, il l’est, tacticien aussi et ce n’est pas antinomique. Car Lotfi Zitoun le fils de la Médina, l’enfant d’un syndicaliste proche du leader de l’UGTT Habib Achour est un acrobate en politique. Machiavélique parfois quand il faut puisque la fin justifie les moyens. Mais il a un sens des réalités dont peu de gens peuvent se prévaloir.

Nommé conseiller pour les affaires politiques avec rang de ministre auprès du Chef du gouvernement de la Troïka, Hamadi Jebali au lendemain des élections de 2011, il démissionne de son poste avec fracas, le 1er février 2013, cinq jours avant l’assassinat de Chokri Belaïd.

L’enfant terrible du mouvement, qui était à la pointe de la campagne « Ikbis » (serrez la vis) s'assagit, il se transforme soudain en apôtre de l’apaisement du climat politique puisqu’il plaidera en faveur de la démission du gouvernement de Ali Larayedh et de la formation d’un gouvernement de compétences apolitiques pavant la voie pour les élections présidentielles et législatives de 2014.

Il sera même un des théoriciens de la politique de concorde et d’entente entre Ennahdha et Nidaa Tounes, les deux formations ennemies diamétralement opposées sur l’échiquier politique.

Zitoun est le disciple de Ghannouchi dit-on à juste titre, ce qui fait de lui la cible de toutes les critiques et de toutes les remontrances que l’on veut diriger contre le leader du mouvement. Mais il est aussi la voix qu’il entend le plus et qu’il écoute le mieux. Sa culture, sa connaissance des méandres de la politique, en théorie et depuis sept ans en pratique, son expérience des médias en Grande Bretagne, pays des libertés par excellence, mais où l’excès n’est jamais toléré lui donnent une condescendance envers ses collègues islamistes moins outillés que lui.

Il est le prototype de l’exilé, cette catégorie de nahdhaouis qui, même, s’ils ont souffert de l’ancien régime ne sont pas comparables à leurs frères qui ont dû subir tous les affronts dans les prisons de Ben Ali pendant de longues années.

On ne peut imaginer que pour l’analyste politique hors pair qu’il est, ce qui s’est passé en Egypte l’été 2013 n’a pas changé sa vision des choses. Ce sont des événements majeurs qui l’ont persuadé que l’islamisme est en danger tant qu’il ne s’émancipe pas de l’Islam politique. Sur ce plan il a trouvé en Rached Ghannouchi des oreilles attentives. Sur ce plan au moins les nahdhaouis lui doivent une fière chandelle.

Sa mue à lui comme celle de Ghannouchi du reste date de là. Le Zitoun extrémiste pour ne pas dire jusqu’au-boutiste cède la place à un Zitoun modéré, pondéré. De là aussi datent ses affinités envers Béji Caïd Essebsi l’autre Cheikh qui a rendu la cohabitation entre Ennahdha et Nidaa Tounés possible. Ses rencontres avec le président de la République qui ne sont pas rares sont pour lui un motif de satisfaction tant le courant passe bien entre les deux hommes.

Tout en rondeur, les yeux pétillants de malice dans un visage mangé par une légère barbiche sel et poivre, la corpulence d’un boxeur poids lourd même si un embonpoint le distingue d’un adepte du noble art, il est un bon client des médias où ses prestations passent rarement inaperçues, quand bien même il n’est pas du genre à étaler ses états d’âme.

Parmi les responsables de second rang, car sa proximité avec le président du mouvement ne fait pas de lui un des hommes-clés d’Ennahdha, il est le seul à avoir vu sa vie scrutée par les historiens, puisqu’un de ceux-là, Abdeljelil Bouguerra, pourtant homme de gauche lui a consacré un livre d’entretiens sous le titre : « Lotfi Zitoun, parcours du fils d’un syndicaliste achouriste devenu nahdhaoui ». L’ouvrage est publié aux Editions Afek Perspectives. « Bouguerra justifie son choix, fait sur le conseil d’un ami, par sa volonté d’explorer ce personnage composé, atypique d’un mouvement politique qu’il vouait aux gémonies et de connaître son cheminement personnel et ses ressorts intellectuels », lit-on sur un site de la place dans une présentation du livre.

Homme esseulé au sein d’Ennahdha,  Lotfi Zitoun, l’est sûrement puisqu’il dit ce qu’il pense sans passer sous les fourches caudines des structures du mouvement.

Dans la phase actuelle, où on s’achemine sûrement vers le 11ème congrès où il sera mis fin en principe à la présidence de son fondateur et leader historique, il sera soumis à toutes les critiques car on lui adressera les remontrances qu’on n’osera pas faire au boss. Cela il en est conscient, mais il ne restera muet pour autant.

Car pour lui Ennahdha ne pourra gagner sa place éminente dans le paysage politique que s’il quitte sa condition de secte pour devenir un parti politique civil, en somme un parti comme les autres. A-t-il lui-même des visées sur le mouvement. Par réalisme, il sait qu’il n’a aucune chance.

Mais cela ne va l’empêcher pas à être le moment venu un faiseur de roi. Ce qui lui permettra de garder son influence sur un mouvement dont il veut la pérennité.

Dès lors être taxé de brebis égarée qu’il faut remettre sur le droit chemin, il s’en moque tant qu’il croit qu’il est dans la vérité et que les autres sont dans la chimère.

RBR

 

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