Intervention de l’Etat sur le marché du travail : Quelle efficacité ?

Intervention de l’Etat sur le marché du travail : Quelle efficacité ?

Par Dhouha Nasri

La stratégie nationale pour l’emploi 2013-2017 a été adoptée et ratifiée par le ministre de la formation professionnelle et de l’emploi en décembre 2012.Elle s’articule autour de trois axes : la promotion des petites entreprises  et le développement  des compétences nécessaires pour satisfaire les besoins de secteurs en pénurie de main-d’œuvre (2013), la réalisation d’une légère baisse du taux de chômage (2015) et l’adoption d’un programme d’emploi établi conjugué à l’amélioration du niveau de productivité (2017). 

Si l’on tient compte de budget temporel alloué à cette stratégie, on se rend  à l’évidence qu’elle est très ambitieuse et difficile à mettre en œuvre en raison de la faiblesse du taux de croissance, du gouffre abyssal  qui existe entre le produit de système éducatif et les exigences du monde professionnel et aussi du  nombre élevé de diplômés de l’enseignement supérieur qui déferlent sur le marché du travail chaque année. 

Cette stratégie est appuyée par un cadre institutionnel très dynamique qui réunit plusieurs institutions opérant sous les auspices du ministère de la formation professionnelle et de l’emploi. On y trouve principalement l’agence nationale pour l’emploi et le travail indépendant ANETI, l’observatoire national pour l’emploi et les qualifications ONEQ, le fonds national de l’emploi FNE et la banque tunisienne de solidarité BTS. Ces institutions sont les bras de l’Etat dans le cadre de sa veille sur le  marché du travail et la lutte contre le chômage. 

L’importance des ressources allouées à la stratégie nationale pour l’emploi montre l’existence d’une volonté politique pour améliorer l’employabilité et gérer efficacement le capital humain. Mais tous ces efforts consentis ont-ils apporté leur fruit ? Personne ne saurait répondre à cette question à la lumière de la persistance du chômage, de l’explosion des emplois précaires et de la migration des jeunes à l’étranger à la recherche d’un emploi décent

Programmes actifs du marché du travail : Quel bilan ?

Pour faire face au chômage structurel, l’Etat a mis en place plusieurs programmes actifs du marché du travail PAMT par le biais de l’ANETI. Deux types de programmes ont été conçus : le premier est consacré à la formation et à l’intégration des demandeurs d’emploi dans la vie professionnelle, et le deuxième vise à promouvoir le travail indépendant et la création des petites entreprises en fournissant des fonds pour l’entreprenariat.

D’après le rapport annuel de l’ANETI pour l’année 2018, le nombre des bénéficiaires du contrat SIVP(1)(stage d’insertion à la vie professionnelle) est passé de 58 799 stagiaires en 2017 à 61677  en 2018,soit une augmentation de 4.9%.Quant au nombre des bénéficiaires de contrats CIDES(2) (contrat d’insertion des diplômés de l’enseignement supérieur) et CAIP(3) (contrat d’adaptation et d’insertion professionnelle), il est passé respectivement de 104 à 109 et de 39881 à 41333 contrats entre 2017 et 2018.Le nombre des  bénéficiaires de contrats SCV(4) (service civile volontaire) et Karama a atteint respectivement 20964 et 34968 contrats en 2018. Il ressort des statistiques officielles que plus de 80% de bénéficiaires de ces mesures d’incitation à l’emploi sont des jeunes titulaires des diplômes spécialisés en sciences technologiques, lettres et sciences humaines ,droit et  gestion. 

L’analyse sectorielle de la répartition de bénéficiaires de ces contrats montre que le secteur des services présente plus de 72% des actifs occupés, suivi par l’industrie manufacturière avec plus de 15% et la construction et les travaux publics avec plus de 3%,à l’exception du contrat CAIP où on peut constater que le secteur de l’industrie manufacturière accapare environ 35% de travailleurs contre 40.7% pour le secteur de service en raison de  la nature des activités qui ne nécessitent pas des grandes compétences mais simplement une main d’œuvre non qualifiée. 

Toutefois, ces mesures restent insuffisantes, et elles ont prouvé leurs limites aussi bien pour les jeunes diplômés qui n’arrivent pas souvent à acquérir les compétences requises pour le marché du travail ni à décrocher un emploi stable au sein de l’entreprise accueillante au terme du stage, que pour les entreprises qui peinent à trouver le profil idéal même après des mois d’investissement dans la formation et l’encadrement.

Selon une étude menée par le ministère de la formation Professionnelle et de l’emploi en 2017 sur les jeunes bénéficiaires des programmes d’emploi SIVP , le taux d’insertion dans l’entreprise accueillante  suite au premier stage SIVP est de 15% seulement  contre 26% renouvellement du stage pour 12 mois et 60% fin du contrat.

La rupture est due  souvent aux conditions de déroulement du stage comme le non-respect de l’indemnité complémentaire octroyée par l’entreprise, l’inadéquation du poste de travail avec la formation acquise à l’université, des problèmes de communication.

La même étude montre que 52% des jeunes bénéficiaires de programmes d’emploi occupent des emplois qui ne correspondent pas à leurs  qualifications ,et que ce sont les compétences techniques et professionnelles (52%) que les entreprises ont pu apporter aux plus aux jeunes diplômés au détriment des compétences légères à l’instar des aptitudes personnelles ( 10% ), des compétences en communication (9%) et des capacités de gestion (12%) qui jouent un rôle primordial dans l’épanouissement professionnel et la gestion de carrière.

                                               Les compétences acquises durant le stage. (Source: Enquête de l'ONEQ)

                             

Selon des statistiques de l’ONEQ publiées en 2012, tous programmes confondus, le taux d’intégration est de 42% dix-huit mois après la fin du programme, alors qu’il n’était que de 20% six mois plus tôt. Des performances relativement bonnes mais  qui ne répondent toujours pas efficacement aux besoins du marché du travail qui accuse un taux de chômage des jeunes diplômés de 30%. 

Ces mesures conçues par l’état afin d’inciter les entreprises à recruter les jeunes en allégeant les charges sociales et en participant à la rémunération octroyée par l’entreprise, s’avèrent incapables de trouver un remède au déséquilibre structurel entre l’offre et la demande du travail et profitent plutôt aux entreprises qui en font un modèle économique servant à réduire les coûts sans pour autant pouvoir satisfaire leurs besoins en terme des compétences. En témoigne le taux élevé des bénéficiaires du contrat SIVP qui viennent remplacer le départ des autres stagiaires qui ont achevé leurs stages (environ 60%).En fait, plusieurs entreprises profitent du programmes SIVP en remplaçant un stagiaire par un autre pour un poste d’emploi qui devrait être occupé par un salarié avec un contrat à durée indéterminée.

Les politiques d’emploi : dispositif à réformer

Le chômage endémique qui frappe une partie considérable de la population active nous amène à nous interroger sérieusement sur l’efficacité des politiques suivies par l’Etat pour booster le marché du travail et optimiser l’exploitation de ressources humaines. Aussi, les statistiques fournies par le ministère de la formation professionnelle et de l’emploi sur le bilan des mesures d’incitation à l’emploi ne donnent pas d’indications sur des éléments importants tels que la qualité des emplois trouvés, leur durabilité et si ceux-ci correspondent vraiment aux compétences et aux attentes des jeunes ayant bénéficié des programmes. 

Un système d’évaluation rigoureux, basé sur des analyses détaillés et menés sur le long terme devrait être mis en place afin d’évaluer l’impact des politiques d’incitation à l’emploi sur le marché du travail et de faire la lumière sur les coûts des mesures adoptées par rapport à leur rentabilité. Parallèlement, un dispositif de suivi d’entreprises bénéficiant de ces avantages devrait être établi pour examiner  les conditions de déroulement des stages et veiller sur le respect des règles et des procédures régissant la mise en place des mesures d’incitation à l’emploi. 

Aussi, Les visites périodiques de bureaux d’emploi aux entreprises devraient être renforcées pour suivre le développement des compétences des stagiaires et leur avancement sur le plan professionnel. Étant donné que l’inadéquation entre l’offre et la demande est le vecteur principal du chômage des jeunes, un partenariat public-privé doit être établi pour identifier les besoins du marché en terme des compétences et réduire le gap entre les qualifications de demandeurs d’emploi et les exigences de l’entreprise afin de canaliser, cibler et optimiser l’utilisation des mesures d’incitation à l’emploi. Une optimisation susceptible d’assurer la stabilité du marché et de rendre les mesures adoptées plus rentables au lieu d’être un palliatif au chômage. 

(1) SIVP (Stage d’insertion à la vie professionnelle) :L’objectif de ce stage est d’aider ses bénéficiaires à acquérir des compétences professionnelles qui leur permettent de s’intégrer sur le marché du travail. Il est dédié aux diplômés de l’enseignement supérieur (depuis au moins six mois) à la recherche d’un premier emploi. Pendant la période de stage (maximum 24 mois), l’ANETI fournit au stagiaire une indemnité mensuelle de 150D (200D à partir d’Août 2019) en plus de la subvention complémentaire octroyée par l’entreprise accueillante.

(2) CIDES (Contrat d’insertion des diplômés de l’enseignement supérieur) : Le contrat CIDES permet à ses bénéficiaires d’acquérir des capacités professionnelles leur permettant de s’intégrer sur le marché du travail. Il est dédié aux diplômés de l’enseignement supérieur en situation de chômage depuis au moins trois ans. L’ANETI octroie au stagiaire une indemnité de 150D en plus de la subvention supplémentaire octroyée par l’entreprise, et ce  pour une période de 12 mois. Le FNE couvre une partie des contributions de l’employeur à la caisse nationale de la sécurité sociale pour une durée de sept ans.

(3) CAIP (contrat d’adaptation et d’insertion professionnelle) : Le CAIP permet aux demandeurs d’emploi non diplômés d’acquérir des compétences  qui leur font défaut pour s’intégrer sur le marché du travail. La durée du contrat est de 12 mois pendant laquelle le stagiaire reçoit une indemnité de 100 D de la part de l’ANETI.

(4)SCV (Service civil volontaire) : Le SCV permet à ses bénéficiaires d’acquérir des compétences pratiques et un certain professionnalisme à travers le travail bénévole à mi-temps dans des services communautaires. La formation est assurée par les associations ou les organisations professionnelles. Le stagiaire reçoit une indemnité de 150D del’ANETI tout au long de la période de stage (12mois).

(5) Karama : C’est un contrat dédié aux diplômés de l’enseignement supérieur en situation de chômage depuis au moins 12 mois. La durée de stage est de 24 mois pendant lesquelsd le Fonds national de l’emploi rembourse à l’entreprise la moitié du salaire octroyé à l’agent recruté avec un plafond de 400D, en plus de la prise en charge de la quote-part patronale dans la contribution sociale avec un plafond de 600D.

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