Lettre ouverte de Abdelaziz Belkhodja au futur président de la République tunisienne

Lettre ouverte de Abdelaziz Belkhodja au futur président de la République tunisienne

 

"La présidence de la république possède des biens et des services qui sont d'une telle importance qu'ils doivent absolument servir la nation et non un président aux compétences limitées.

Un instrument dangereux

Il y a un problème dont peu de gens parlent et que le journaliste Lotfi Laamari a évoqué cette semaine à la télévision: Ben Ali a fait de la Présidence de la République l’outil d’un pouvoir dictatorial particulièrement puissant et vicieux. Or, maintenant que le régime parlementaire a été proclamé par la Constituante, que va devenir cet instrument très dangereux et à ne pas mettre entre toutes les mains?

Il y a plus de 27 ans, lorsque Ben Ali a pris le pouvoir, la Présidence fonctionnait de façon classique au sein des institutions de la République, elle possédait le minimum de services nécessaires pour l’activité du président Bourguiba et pour lui offrir (largement, il est vrai) les moyens d’honorer ses  invités.

Mais que de changements avec le «Changement». D’abord, au niveau des effectifs, on a assisté à une augmentation du personnel de la Présidence qui atteint plus de 2300 personnes ! au service d’un seul homme !

Un gouvernement «bis»

Ben Ali avait carrément mis en place un gouvernement «bis» qui est devenu quasiment décideur, faisant du gouvernement traditionnel un simple exécutant d’ordres et de plans établis à Carthage. Il y a également transféré une commission des marchés d’Etat «bis», pour distribuer les marchés juteux au gré de ses intérêts et fantaisies.

Il a également mis en place une batterie de conseillers juridiques dévolue aux affaires de ses proches et - pour le paranoïaque qu’il était - il a créé un service de sécurité équivalent à une division militaire et qui compte même une unité d’élite, le fameux GIPP, Groupement d’Intervention et de Protection des Personnalité, qui compte une centaine d’agents d’élite qui disposent même de leur propre centre d’entraînement à Gammarth.

La Sécurité de la Présidence dispose également d’un arsenal impressionnant qui compte des missiles sol-air et un matériel d’une richesse incroyable, voitures, bateaux et divers engins.

Pour ses déplacements privés, en Tunisie même, Ben Ali utilisait des centaines d’hommes et de voitures, hormis les milliers de Gardes nationaux qui étaient disséminés sur les routes.
 
Il disposait aussi d’un service de Renseignement avec tout ce qu’un tel service peut nécessiter en matériel sophistiqué d’espionnage. Ce service de renseignement rivalise, en compétence, avec ceux de l’Intérieur et encore plus, de l’armée.
Il faut aussi mentionner les services médicaux, deux cliniques, une à Carthage et une à Sidi Dhrif, disposant toutes deux du meilleur matériel médical existant dans le pays !

Deux palais à trois kilomètres !

Profitons de ce sujet pour évoquer la véritable folie des grandeurs dont était frappé Ben Ali qui a osé construire pour lui-même mais aux frais de l’Etat un autre palais présidentiel qui se situe à quelques kilomètres de celui de Carthage !

 



Ce Palais de Sidi Dhrif a été construit malgré l’avis défavorable de plusieurs ingénieurs-béton qui ne cautionnaient pas la construction d’un Palais sur une colline qui, géologiquement, est incapable de soutenir une telle masse de béton. Qu’à cela ne tienne, on a fini par  trouver un ingénieur qui a émis un avis positif.

C’est ainsi qu’après plusieurs affaissements, la colline fut pratiquement entièrement bétonnée et qu’une route fut construite pour joindre le port de Sidi Bou Saïd en passant d’abord par un port et une plage privée au service de la présidence.

Mais évoquons aussi le Palais de Hammamet, autre folie des grandeurs de Ben Ali, palais qui a d’ailleurs justifié l’accélération de la construction de la bretelle nord de l’autoroute de Hammamet. Cette bretelle nous rappelle le pont qui enjambe la GP9 au niveau de la route du Relais et qui est complètement décalée par rapport à l’importance de la circulation dans ce sens là, alors que dans le sens Marsa - Tunis, ce pont aurait été grandement bénéfique.

Sans la folie des grandeurs de Ben Ali et la soumission des décideurs de l’époque, qui étaient à l’affut du moindre de ses caprices - quand ils ne les précédaient pas - ce pont aurait dû être construit sur l’axe le plus utile.

Bref, une liste de folies présidentielles serait à la limite rébarbative, signalons tout de même le Boeing 737/600 qui devait être remplacé en 2011 par un Airbus A340 personnalisé qui a coûté plus de 500 milliards et qui a été mis en vente...

Le rôle du constituant

Notre propos ici consiste à avertir le futur président (puisque les Constituants n’ont rien fait à ce propos, et encore moins le président provisoire) sur le fait que l’administration de la Présidence de la République doit être complètement repensée.

Les budgets inimaginables qui lui étaient alloués (avec les chaleureux encouragements des députés) doivent impérativement être diminués de façon drastique et les Palais doivent tous être remis au ministère de la Culture pour en faire des musées car leur vente, évoquée par M. Moncef Marzouki, est complètement inepte. Ces Palais ont coûté des sommes astronomiques et, à l’exemple du Palais de Sidi Dhrif qui a demandé le bétonnage de la colline, ils sont aujourd’hui inestimables et ne doivent en aucun cas sortir du patrimoine national.

Ce qui est impératif, c’est de redonner à cette administration présidentielle une dimension normale, proche des attributions du président telles qu’elles sont définies par la nouvelle Constitution.

Est-il normal qu’un président aux compétences limitées jouisse d’un Palais tel celui de Carthage alors que le musée de cette ville, perché sur la colline de Byrsa reste inconnu pour l’ensemble de la population? Ne serait-il pas plus judicieux d’accorder à Carthage qui est l’une des villes les plus prestigieuses au monde, ce palais pour en faire son musée? Ce qui ne manquera pas de donner à cette destination touristique tout le prestige qu’elle mérite.

La Présidence de la République est appelée à donner l’exemple en adoptant une dimension à l’échelle d’un petit pays qui aspire à une véritable démocratie qui exclut le gâchis des ressources de l’Etat.

Les idées ne manquent pas, il faudrait rendre à l’armée et au ministère de l’Intérieur les armes et munitions qui sont de leur ressort, affecter au président une maison et des services à sa dimension. Dispatcher les compétences des divers services de la Présidence dans les différents ministères qui en ont bien besoin pour démocratiser l’efficacité dont jouissaient le dictateur et ses proches devant lesquels l’Administration devenait véloce!

En effet, il serait utile que toutes ces procédures exceptionnelles soient mises à la disposition de tout le monde. Ben Ali savait faire profiter ses proches. Alors tentons de démocratiser ces procédures qui sont certainement légales puisque la plupart de ceux qui en ont profité continuent aujourd’hui à se la couler douce!"

Abdelaziz Belkhodja